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Pourquoi est-ce qu'il n'y aurait pas aussi un maniement de synthétiseur ou un maniement électronique pour la philosophie ?
La dernière fois j'ai essayé de fixer un certain nombre de notions kantiennes très précises : a priori, synthèse, etc.mais bien en fonction de ce qui me paraissait l'essentiel, à savoir un renversement radical dans la position du problème du temps par rapport à la philosophie. C'est un renversement critique, comme un point critique.
Je proposais la dernière fois de prendre comme trois formules arbitraires, mais c'est très dangereux, mais tant pis il y a trois formules clé qui ne sont pas de Kant mais sous lesquelles, il semble, se groupent les trois grandes nouveautés ou les trois grands renversements que Kant opère sur la notion de temps ou de temporalité.
Donc si on arrive à éliminer tout ce qu'il y a de facile dans cette évocation de formules littéraires à propos d'une étude conceptuelle de philosophie, la première formule à laquelle Kant donnerait un contenu puissant c'est celle d'Hamlet : le temps sort de ses gonds. La deuxième formule est anonyme, et ce serait quelque chose comme ceci : jusqu'à maintenant on s'est donné pour tâche de représenter l'espace, le moment est venu de penser le temps. Troisième formule célèbre, émise par un auteur qui n'a rien à voir avec Kant : "je est un autre". Je crois que si on sépare ces formules de leurs contextes, elles conviennent admirablement à Kant, si vous les prenez comme déclarations abstraites. Peut-être que ça me permettrait de comprendre en elle-même la formule "je est un autre", tout comme de comprendre en elle-même la formule "le temps sort de ses gonds".
J'ai demandé à Gilles Chatelet d'apporter une contribution au commentaire de cette première formule. Donc je resitue où on en est au niveau de la première formule "le temps sort de ses gonds", comment est-ce que la philosophie de Kant pose un temps qui est en train de sortir de ses gonds. Les gonds c'était cette espèce de pivot autour duquel tournait le temps, en d'autres termes, dans une certaine tradition antique, le temps est fondamentalement subordonné à quelque chose qui se passe en lui, et ce quelque chose on peut le déterminer comme étant le changement, subordination du temps au changement, le temps va donc mesurer le changement de ce qui change, ou bien, ce qui revient au même à un autre niveau, il va être subordonné au mouvement, subordination du temps au mouvement, je dis que ça revient au même à un autre niveau parce que le mouvement en tant que mouvement local est la forme la plus pure du changement, c'est à dire la forme parfaite du changement; ça renvoie à des choses d'Aristote et qui couvrent toute la philosophie grecque. Ou bien, ce qui revient au même à un autre niveau encore, subordination du temps au cours du monde, et c'est en ce sens qu'apparaît la définition classique chez les Grecs : le temps c'est le nombre du mouvement. Qu'est-ce que ça implique ?
Ça implique une subordination du temps au changement, au mouvement, au cours du monde. Ça implique le temps est comme ployé, il est mis en cercle. C'est un temps, indépendamment ou non des questions de l'éternel retour qui se posent d'une toute autre manière, le temps est cyclique. Et en effet, dans la mesure où il est le nombre du mouvement, il va mesurer le mouvement des planètes - voir tous les thèmes de Platon sur les huit mouvements des huit planètes - et le grand cercle qui va mesurer le temps qu'il faut pour que les huit planètes se retrouvent dans la même position respective, les huit cercles du monde, il y aura donc un grand cercle des cercles dont le point sera assigné par le retour des planètes à la même position relative, il y aura l'année du monde. Or ce temps mis en cercle ne fait qu'un avec le temps subordonné au changement, eu mouvement et au cours du monde, et c'est la grande idée qui traverse toute la philosophie antique : le temps comme image de l'éternité. Le cercle du temps, en tant qu'il mesure le mouvement planétaire, et le retour du même, c'est précisément ce temps mis en cercle. Dans le Timée on avait de très belles pages sur l'arc du Démiurge qui met en cercle, cette activité de ployer.
Or, ce temps comme image de l'éternité, la figure cyclique du temps subordonné au mouvement et dont le secret va être le retour périodique des planètes dans la même position relative les unes par rapport aux autres, c'est bien un temps qui est l'image de l'éternité. Je dirais que tout le temps de l'antiquité est frappé d'un caractère modal, et en effet le mot apparaît tout le temps : le temps est un mode et non pas un être. Pas plus que le nombre n'est un être, c'est un mode par rapport à ce qu'il quantifie, de même le temps est un mode par rapport à ce qu'il mesure.
Évidemment, il ne s'agit pas de prendre Kant comme ça, ça ne se passe pas seulement dans sa tête, il y a une très longue évolution scientifique qui va trouver là son expression philosophique, mais elle avait déjà trouvé, sans doute avec Newton, une expression scientifique. Tout se passe comme si le temps se déployait, mais "se déployait" il faut le prendre au sens strict, c'est à dire se déroulait, c'est à dire perdait sa forme cyclique. Qu'est-ce que ça veut dire que le temps devient ligne droite pure. C'est exactement comme si vous teniez un ressort en rond et que vous le lâchez.
Le temps devient ligne droite pure. Ça me rappelle Borgès, le véritable labyrinthe c'est la ligne droite. Quand le temps devient ligne droite, qu'est-ce que ça veut dire et qu'est-ce que ça implique comme changement ?
Toujours pour parler musique, je dirais qu'avec Kant le temps acquiert un caractère tonal, il cesse d'être modal. On ne peut pas trouver d'autres images pour indiquer la violence d'une telle opération par rapport à la pensée que, vraiment, le cercle qui saute, comme un ressort qui se détend, qui devient pure ligne droite. Vous voyez la ligne cyclique, quand le temps est cyclique, c'est une ligne qui borne le monde et rien que dire que le temps devient ligne droite ça veut dire qu'il ne borne plus le monde, il va le traverser. Dans le premier cas, le temps cyclique c'est un temps qui borne et qui donc opère - ce qui pour les Grecs a toujours été l'acte suprême -, opère la limitation. Lorsque le temps devient ligne droite, il ne borne plus le monde, il le traverse, il n'est plus une limite au sens de limitation, il est limite au sens de : c'est au bout, il ne cesse pas d'être au bout, c'est au sens de passage à la limite. Le même mot "limite" change radicalement de sens, ce n'est plus l'opération qui limite quelque chose, c'est au contraire le terme vers lequel quelque chose tend, et à la fois la tendance et ce vers quoi ça tend, c'est ça le temps. Comment expliquer ça.
Il s'agit juste d'assigner l'importance de ce temps devenu ligne droite. Là ce n'est pas une simplification, ça change tout dans l'atmosphère même du temps et dans l'opération du temps.
La manière la plus simple c'est de s'adresser à un poète qui se réclame de Kant. C'est Holderlin. Pour le moment notre problème c'est uniquement de dire quelle importance a ce changement lorsque le temps cesse d'être circulaire, d'être un cycle pour devenir ligne droite. Il faut avoir à l'esprit qu'Holderlin se réclame de Kant et à la fois, a beaucoup de choses à dire sur ce qui arrive lorsque le temps devient ligne droite.
Holderlin pose le problème au niveau de la tragédie grecque, et notamment il oppose la tragédie grecque telle qu'elle apparaît dans Eschyle et la tragédie grecque telle qu'elle apparaît avec Sophocle, et avant tout dans Oedipe et dans Antigone. Le schéma que développe Holderlin, et que d'autres commentateurs de Sophocle ont repris ensuite, vous allez voir tout de suite qu'il concerne le cœur même de notre problème. Ça revient à nous dire qu'il y a un certain tragique grec qui est le tragique du temps cyclique. On le trouve très bien dans Eschyle. Qu'est-ce que c'est le cycle du temps tragique ? Le cycle du temps tragique c'est, en gros, comme trois arcs de cercle de valeurs inégales; il y a le moment de la limitation; la limitation ce n'est rien que la justice, c'est la part assignée à chacun. Et puis il y a la transgression de la limitation, l'acte qui transgresse.
Le moment de la limite c'est le grand Agamemnon, c'est la beauté de la limitation royale. Puis il y a la transgression de la limite, c'est à dire l'acte de la démesure : c'est Clytemnestre assassine Agamemnon. Puis il y a la longue réparation, et le cycle du temps tragique c'est ce cycle là de la limitation, de la transgression et de la réparation. La réparation c'est Oreste qui vengera Agamemnon. Il y aura rétablissement de l'équilibre de la limite qui a été un moment outrepassé. Remarquez que ce temps tragique est assez décalqué sur le temps astronomique puisque dans le temps astronomique vous avez la sphère des fixes qui est précisément la sphère de la belle limitation, vous avez les planètes et le mouvement des planètes qui, d'une certaine manière brise la limite, puis vous avez la réparation, c'est à dire le rétablissement de la justice puisque les planètes se retrouveront dans la même position.
Et dans cette formule du fameux destin tragique, comme on dit, c'est fait dès le début, et lorsque la tragédie commence c'est déjà fait : comme dit le texte même d'Eschyle, au moment où Agamemnon rentre dans son palais et va être assassiné par Clytemnestre, c'est déjà fait. Mais au moment où Clytemnestre l'assassine, acte de démesure et d'injustice, de violation de la limite, la réparation est déjà là. C'est cette espèce de destin cyclique. Le temps est courbe.
Tandis que dans des pages splendides, Holderlin dit : qu'est-ce que c'est la nouveauté de Sophocle ? En quoi est-ce que Sophocle finalement fonde le tragique moderne ? Il est le premier à décourber le temps. C'est le temps de Oedipe. Il dit qu'avant Sophocle, dans le tragique grec, c'est l'homme qui se dérobe à la limite. Vous voyez, dans la limite-limitation, l'homme transgresse la limite et par là même il se dérobe à la limite; mais Oedipe on ne peut plus dire que c'est l'atmosphère de quelqu'un qui transgresse la limite, qui se dérobe à la limite. Dans le cas d'Oedipe, c'est la limite qui se dérobe. Où est-elle ? C'est la limite qui devient passage à la limite. Formule splendide de Holderlin : dans Oedipe, le début et la fin ne riment plus. Et la rime c'est précisément l'arc du ploiement du temps de telle manière que début et fin riment l'un avec l'autre. Il y a eu réparation de l'injustice. Dans Oedipe le temps est devenu une ligne droite qui va être la ligne sur laquelle Oedipe erre. La longue errance d'Oedipe. Il n'y aura plus réparation, ne serait-ce que sous la forme d'une mort brutale. Oedipe est en perpétuel sursis, il va parcourir sa ligne droite du temps. En d'autres termes, il est traversé par une ligne droite qui l'entraîne. Vers quoi ? Rien. Heidegger pourra dire plus tard que c'est vers la mort. La ligne droite du temps Heidegger en tirera pour son compte l'idée, qui n'est pas sans être kantienne, l'idée d'une espèce d'être-pour-la-mort.
On voit bien en effet que dans le cas de Oedipe, dans la tragédie de Sophocle, le début et la fin ne riment pas, et bien plus il y a un instant zéro. Holderlin ajoute que ce temps décourbé, tel que le début et la fin ne riment plus ensemble, c'est un temps marqué par une césure, et justement c'est parce qu'il y a une césure dans ce temps, donc un présent pur, que il y aura - et c'est cette césure qui va le distribuer -, un avant et un après, et c'est cet avant et cet après qui ne riment pas.
Au schéma du temps cyclique se substitue un temps comme ligne droite, marqué par une césure, césure qui distribue un avant et un après non symétriques. C'est très important pour nous car le temps comme ligne droite a en lui la possibilité de distribuer un avant et un après non symétriques, de produire un avant et un après non symétriques à partir d'une césure. Cette césure on peut l'appeler le présent pur. Or l'analyse d'Holderlin est admirable car il essaie de montrer que cette forme du temps, césure distributrice d'un avant et d'un après, donc forme linéaire de ce temps marquée par un présent pur en fonction duquel se produit dans le temps un passé et un futur, et bien ce temps est celui de la conscience moderne du temps par opposition à la conscience antique.
Puisque j'ai emprunté la formule à Hamlet, ça me frappe, indépendamment des dates, à quel point tout le schéma qu'Holderlin construit pour nous faire comprendre ce qu'il considère être la nouveauté de Oedipe, à quel point ça s'applique à Hamlet. Pour ceux qui se rappellent Hamlet, c'est curieux à quel point c'est un temps linéaire où quelque chose se dérobe constamment, ce n'est plus Hamlet qui se dérobe à la limite, c'est la limite qui se dérobe à Hamlet, comme si elle filait la ligne droite. Et il y a une césure. Pour Oedipe, Holderlin assigne le moment de la césure à ceci : l'intervention de Tirésias, l'intervention du devin. Il va constituer l'instant pur, le présent pur à partir duquel se produit sur la ligne droite un passé et un futur, c'est à dire un avant et un après qui ne riment plus ensemble. Et dans Hamlet il y a un moment qui me paraît extraordinaire : Hamlet hésite beaucoup dans sa tâche de venger son père : à la lettre la limite se dérobe. Quand il hésite beaucoup pour venger son père c'est la même histoire qu'Oedipe. Pendant longtemps c'est le temps comme de l'avant, mais on ne peut pas dire encore "de l'avant' puisque l'avant et l'après ne sont distribués que par la césure c'est à dire le moment du présent pur; et puis son beau-père qui veut le liquider, l'envoie dans un voyage en mer. Alors le voyage en mer est tellement fondamental que Hamlet en revient en disant : "il y a en moi quelque chose de dangereux", ce qu'il n'aurait jamais dit avant, comme si le voyage en mer l'a rendu capable de quelque chose dont auparavant il n'était pas capable. Le voyage en mer a fait fonction de césure et a distribué sur la ligne droite du temps un avant et un après non coïncidables, non symétriques.
On va voir tout ça dans ce texte tellement beau, obscur mais beau de Holderlin : "A la limite extrême du déchirement il ne reste en effet plus rien que les conditions du temps ou de l'espace (là Holderlin parle kantien). A cette limite l'homme oublie soi-même parce qu'il est tout entier à l'intérieur du moment. Le Dieu oublie parce qu'il n'est rien que temps. Et de part et d'autre on est infidèle, etc ..." Le détournement catégorique, c'est quoi ? C'est que tant que le temps est cyclique, il y a une espèce de rapport Dieu-homme qui ne fait qu'un avec le destin dans la tragédie grecque. Quand le temps se met en ligne droite, c'est aussi bien quelque chose qui sépare. Dans le commentaire très beau de Holderlin c'est le double détournement dans le même tracé du temps linéaire qui va séparer l'homme et Dieu, Dieu se détourne de l'homme qui se détourne de Dieu. Ce pourquoi Oedipe est dit par Sophocle "atheos", qui ne veut pas dire athée, mais le séparé de Dieu. Si bien que Dieu n'est plus le maître du temps, qui courbe le temps, et l'homme n'est plus lui-même ???? en cercle dans une espèce d'harmonie avec Dieu, dans cette espèce de rapport avec Dieu, l'homme n'est plus que la césure qui empêche que l'avant et l'après riment ensemble, qui distribue un avant et un après qui ne riment pas ensemble.
Je voudrais juste un commencement de sentiment sur l'importance de ce temps qui se met en ligne droite. Ça ne veut pas du tout dire une simplification de la figure du temps, je voudrais que vous sentiez au contraire une intense complication de la figure du temps. Le temps n'est plus subordonné à quelque chose qui se passe en lui, c'est au contraire tout le reste qui se subordonne au temps. Dieu lui-même n'est plus que le temps vide. L'homme n'est plus que césure dans le temps. Dans "la critique de la raison pure", il y a un passage très célèbre, également très très beau, qui s'intitule "les anticipations de la perception". Je voudrais juste montrer que, à un tout autre niveau, Kant nous raconte une histoire qui est la même que celle que Holderlin a raconté après. Mais ce n'est pas à propos de la tragédie grecque. Il se trouve bizarrement que c'est à propos de la physique scientifique. Il y a douze pages extraordinaires intitulées donc "les anticipations de la perception". Kant nous dit que l'espace et le temps ce sont ce qu'on appelle des grandeurs extensibles. Qu'est-ce que ça veut dire une grandeur extensible ? Ce n'est pas compliqué, pour parler latin une grandeur extensible c'est celle qui répond à la formule "partes extra partes", l'extériorité des parties, à savoir une grandeur extensive c'est celle dont on appréhende les parties successivement si bien que, toute quantité étant à la fois multiplicité et unité - lorsque vous dites, par exemple, ceci a vingt mètres, c'est l'unité d'une multiplicité -, on définira la grandeur extensible ou la grandeur extensive de la manière suivante : la multiplicité renvoie à une réunion de parties en un tout. C'est ça une quantité extensive. Or le temps c'est comme ça : une minute, une autre minute, une autre minute, et puis vous dites que ça y est, que c'est une heure de passée. Vous voyez la succession des parties dans l'appréhension, la réunion en un tout : une heure.
L'espace et le temps sont des quantités extensives, pas de difficulté. Kant ajoute : mais voilà, le réel dans l'espace et dans le temps - vous vous rappelez le réel dans l'espace et dans le temps c'est ce qui apparaît dans l'espace et dans le temps, c'est le phénomène puisque chez Kant le phénomène n'est plus une apparence, c'est le fait d'apparaître -, le réel en tant qu'il apparaît dans l'espace et dans le temps, sans doute il a aussi une quantité extensive, par exemple la table occupe un espace, elle a une quantité extensive, il y a l'espace de la table. Il n'y a plus à revenir sur ce point; c'est même ce que Kant appelle une synthèse. Mais le réel dans l'espace et dans le temps n'a pas seulement une quantité extensive, il a aussi une quantité intensive. Qu'est-ce que c'est une quantité intensive ? C'est ce qui remplit l'espace et le temps à tel ou tel degré.
On voit tout de suite la différence entre quantité extensive et quantité intensive puisque un même espace extensif pourra être également rempli à des degrés divers. Exemple : le même espace peut être rempli par un rouge plus ou moins intense, la même pièce peut être remplie par une chaleur plus ou moins intense, le même volume peut être rempli par une matière plus ou moins dense. La question ce n'est pas du tout si il y a du vide dans l'espace et dans le temps. Kant va même distinguer fondamentalement les deux questions : est-ce qu'on peut concevoir du vide dans l'espace et dans le temps, et une autre question, à savoir que l'espace et le temps peuvent être remplis sans qu'il y ait de vide en eux, peuvent être remplis à des degrés divers.
Alors qu'est-ce que c'est que la quantité intensive du réel en tant qu'il remplit l'espace et le temps ? Bien plus, il n'y a pas seulement un réel qui remplit l'espace et le temps, il y a un réel de l'espace et du temps, c'est la quantité intensive. Par opposition à ce qu'on vient de dire de la quantité extensive, les deux caractères fondamentaux de la quantité intensive selon Kant - et ce sera très important pour toutes les théories ultérieures de l'intensité -, premier caractère : l'appréhension d'une quantité intensive est instantanée, c'est à dire que son unité ne vient plus de la somme de ses parties successives, l'unité d'une quantité intensive quelconque est appréhendée dans l'instant. Ce qui revient à dire que quand je dis "il fait trente degrés", la chaleur trente degrés n'est pas la somme de trois fois 10°, que c'est au niveau des quantités extensives que trente c'est 10+10+10, mais trente degrés ce n'est pas trois fois, une chaleur de trente degrés ce n'est pas trois chaleurs de dix degrés. En d'autres termes, les règles de l'addition, de la soustraction ne valent pas pour les quantités intensives. L'appréhension de l'unité d'une quantité intensive quelconque se fait dans l'instant. Deuxième caractère : la multiplicité contenue dans une multiplicité intensive ne renvoie plus à une succession de parties extérieures les unes aux autres, mais renvoie à un rapprochement variable du degré zéro. Je peux dire que chaque fois qu'il y a quelque chose qui remplit l'espace et le temps, je dirais ou plutôt Kant dirait qu'il se trouve devant une intuition empirique. Intuition, vous vous rappelez c'est la faculté de recevoir ce qui est donné, or le donné est donné dans l'espace et dans le temps, donc l'intuition ce n'est pas du tout une faculté magique, c'est la faculté de réceptivité. Je reçois quelque chose qui est donné, et en ce sens j'ai une intuition empirique. Mais dans la mesure où ce qui est donné a une quantité intensive, c'est à dire un degré, je le saisis dans un rapport à sa production à partir de zéro, ou son extinction ... ou le réel qui remplit l'espace et le temps, du point de vue de sa quantité intensive est saisi comme produit à partir du degré zéro ou comme s'éteignant c'est à dire rejoignant le degré zéro.
A ce moment-là la question n'est pas du tout de savoir s'il y a un espace et un temps vides, la question c'est de savoir que de toutes manières il y a une conscience vide de l'espace et du temps. Et il y a une conscience vide de l'espace et du temps comme étant la conscience déterminée par et en fonction du degré zéro comme principe de la production de tout réel dans l'espace et dans le temps-production à partir de zéro ou principe de l'extinction.
Je ne voudrais pas faire de rapprochements trop forcés, mais au niveau physique de l'intensité chez Kant, vous pouvez faire ce que Holderlin ????????, à savoir la ligne droite du temps marquée d'une césure qui est l'intuition = 0; ce qu'il appellera l'intuition formelle vide, à partir de laquelle le réel qui remplit l'espace et le temps sera produit, et c'est cette intuition = 0, cette intuition vide qui forme la césure. C'est en fonction de cette césure, de ce degré zéro impliqué par toute quantité intensive, qui est naturellement en corrélation avec le temps comme forme vide, comme ligne pure. Donc sur le temps comme ligne pure se marque la césure du degré zéro qui va faire que l'avant et l'après ne riment plus ensemble. Encore une fois la question ce n'est pas : y a-t-il un temps et un espace vides, la question c'est que il y a une conscience vide du temps, en vertu de la nature du temps lui-même. En d'autres termes Dieu est devenu temps, en même temps que l'homme devenait césure. C'est difficile, on ne comprend rien, mais c'est beau. Voilà tout ce que je voulais dire sur le temps qui sort de ses gonds.
La quantité intensive opère une synthèse entre le degré zéro qu'elle implique à partir duquel elle est produite, et le temps comme ligne pure ou forme vide. La quantité intensive comme degré du réel qui remplit un espace et un temps opère la synthèse entre un degré zéro à partir duquel ce réel est produit ou dans lequel il s'éteint, d'autre part le temps comme forme vide ou ligne pure. Si bien que il y aura complémentarité entre la fonction de césure que la conscience intensive joue dans le temps et la forme linéaire vide que le temps prend. D'où comme dira Holderlin : l'homme (la conscience du temps) n'est plus que césure, Dieu n'est plus que temps vide. C'est le double détournement. Kant n'allait pas jusque là, pour une raison simple que je précise : en effet Kant soustrayait Dieu et l'âme de la connaissance. Il leur donnait une fonction dans le champ de la connaissance, mais Dieu et l'âme n'étaient pas en tant que tels connus puisqu'on ne connaît que des phénomènes, on ne connaît que ce qui apparaît. Seulement il ne supprimait ni Dieu ni l'âme puisqu'il allait leur donner une toute autre fonction, une fonction pratique, morale. Mais du point de vue de la connaissance, Dieu passe par le temps vide tout comme l'âme passe par la césure.
Est-ce que ça va mieux ? Le véritable vécu c'est absolument de l'abstrait. L'abstrait c'est le vécu. Je dirais presque que dès que vous atteignez au vécu, vous atteignez au plus vivant de l'abstrait. En d'autres termes, le vécu ne représente rien. Et vous ne pourrez vivre que de l'abstrait et jamais personne n'a vécu autre chose que de l'abstrait. Je ne vis pas la représentation de mon cœur, je vis une ligne temporelle qui est complètement abstraite. Quoi de plus abstrait qu'un rythme ?
Pour les stoïciens, ils sont à la fois tellement nouveaux par rapport à l'antiquité, et en même temps ils n'ont rien à voir, ils emploient "limite" dans un tout autre sens. La limite chez eux ce n'est plus ni la limite des philosophes de type platonicien, ce n'est pas non plus l'autre limite ...
Les anticipations de la perception chez Kant, ça veut dire une chose très simple, c'est que vous ne pouvez rien dire sur la perception, a priori, s'il y a une couleur qu'on appelle le rouge et une autre qu'on appelle le vert, ça c'est du donné, vous ne pouvez pas le dire indépendamment de l'expérience, c'est donné dans l'expérience. Il y a deux choses que vous pouvez dire a priori, c'est : quoi que ce soit qui soit donné dans l'espace et dans le temps, ce qui est donné dans l'espace et dans le temps est une quantité extensive, mais a aussi un degré, c'est à dire une quantité intensive. Ça c'est un jugement a priori. A savoir rien ne viendrait remplit l'espace et le temps comme quantités extensives si ce qui vient les remplir n'avait aussi un degré. Donc j'anticipe la perception puisque là j'ai une détermination, c'est la seule chose a priori que je puisse dire. Donc il y a anticipation. Chez Epicure ce n'est pas du tout dans ce sens. La définition du temps épicurien ne sera même pas la nouveauté d'une forme du temps stoïcien, c'est typiquement le temps modal. Là je voudrais bien que Gilles Chatelet enchaîne et dise, de son point de vue un peu mathématique, en quoi précisément cette conception du temps comme ligne droite est fondamentale.
Gilles Chatelet (résumé parce que bande inaudible) : Chez Platon on a un temps qui est créé, c'est à dire qu'il y a une transcendance quelque part qui est au-dessus du temps et qui, en corrélation avec lui, a une dimension supérieure. Ce temps de Platon mesure les périodes, c'est un ensemble de périodes et il assure la répétition des identités dans les astres, le calendrier. Ce qui est fondamental à retenir c'est que le temps est un nombre. Ce temps, par dessus le marché mesure l'ordre. Le temps chez Platon décrit l'ordre, par exemple le chaos n'a pas de temps. Le temps est une espèce de calendrier d'expression de l'ordre du monde : c'est un système de repères de l'ordre, il est dans le monde, c'est un être mondain.
Chez Aristote tout est posé par le mouvement et le temps est dans le mouvement, il est intérieur à la masse. Le temps est rattaché aux corps. Le temps sera purement astrologique, mais on doit à Aristote la notion de temps éternel, infini et uniforme. Mais chez Platon et Aristote on a une représentation cyclique.
Chez Plotin il y a un opérateur abstrait qui s'appelle l'un, qui n'a aucune qualification et il y a quelque chose qui se dégrade dès qu'on sort de l'un. Le temps mesure certainement la dégradation par rapport à l'éternité. Plotin dit que le temps c'est l'addition irréparable de l'être à lui-même. Le temps est une chute, i.e une dégradation, et Plotin parle d'aspiration vers Dieu. La figure mathématique qui s'accorderait avec ce que dit Plotin s'appelle une droite projective, le temps est une droite, mais une droite recourbée. Ce n'est pas un cercle non plus. C'est un cercle moins un point (l'un). Le temps chez Plotin serait une espèce de temps projectif, il y a déjà l'idée de l'irréversible. Chez Plotin le temps découle de l'un et l'un est transcendant au temps. Le temps n'est pas exactement un être cosmique, c'est l'âme qui apprécie le temps en tant que ... Le temps est déjà un équivalent de l'éternité, il n'a ni commencement ni fin et le point hors du cercle n'est pas dans le temps, l'un est au-dessus, on ne commence jamais. C'est assez paradoxal.
Chez Kant le temps devient une condition de possibilité des phénomènes. La successivité des phénomènes implique le temps, donc c'est le temps qui est transcendant. Le temps est ce qu'on appelle une multiplicité, c'est clairement dit, il est unidimensionnel et surtout il est ordonné. A la fin il dit qu'il tend à la droite. Or qu'est-ce que c'est qu'une droite ? ... Le temps comme paramètre donne la trajectoire ... La droite réelle c'est une fonction, le temps devient condition d'une fonction; ce n'est pas l'image de la représentation, c'est la fonction elle-même. Il y a la susceptibilité d'y avoir une fonction du temps. En quoi est-ce que Kant c'est complètement moderne ? Parce que la temporalité c'est définir la topologie ... droite ... Mais l'idée essentielle de Kant c'est que l'espace abstrait qui est là est pur paramètre.
Il y a deux choses dans Kant : premièrement une révolution technologique au sens où il est clairement affirmé que le temps est une droite réelle, mais il y a aussi une notion de fonction.
Gilles Deleuze : Tu dis quelque chose de très important, à savoir qu'avec Kant le temps cesse d'être nombre ou mesure et devient paramètre. Je voudrais que tu expliques la différence entre un nombre ou une mesure et un paramètre ?
G. Chatelet : Le paramètre n'est pas un résultat. Un nombre, pour les Grecs, c'est simplement une mesure, ici la mesure du temps est possible parce que ... En mathématique paramètre ça n'a pas de définition, c'est simplement une notion. Le temps devenu paramètre n'est plus un résultat, il devient donnée initiale. Un paramètre c'est ce qui est donné, ce qui varie.
Deleuze : Je crois que ça revient exactement au même : dire que le temps cesse d'être un nombre ou le temps cesse de mesurer quelque chose et donc est subordonné à ce qu'il mesure, et le temps devient un paramètre, le temps est rapporté à un problème de constitution. Quand je disais que le temps se décourbe, devient ligne droite .. Il y a quelque chose d'équivalent dans cette conception moderne du temps où c'est en même temps qu'apparaît une forme vide du temps paramétrique et que il y a complémentarité avec quelque chose qui fait fonction, ou bien de césure dans la tragédie, ou bien de coupure dans l'instrumentation mathématique. Je suis juste un peu embêté par le rôle clé que Gilles Chatelet donne à Plotin. Dans l'antiquité c'est beaucoup plus compliqué qu'on ne l'a dit jusqu'à présent. Il y avait en fait deux directions et les deux directions avaient au moins quelque chose de commun : dans les deux directions le temps n'a qu'un caractère modal et jamais un caractère ????? Or, les deux directions c'est le temps comme nombre du mouvement, donc subordonné au cosmos physique, subordonné à la phusis, et puis là Plotin rompt, mais il n'est pas le premier à rompre, et lui fait une conception du temps qui est subordonné non pas à la phusis mais à l'âme. Je ne serais pas tout à fait d'accord avec Gilles Chatelet sur l'importance de ce point, de Plotin, et d'une part les deux tentatives : le temps subordonné à l'âme, le temps subordonné à la phusis maintiennent et ont au moins en commun d'affirmer un caractère purement et uniquement modal du temps, donc le temps comme image de l'éternité, un caractère secondaire et dérivé du temps, et les deux ont un point de convergence dans la théorie antique de l'âme du monde. Je ne ferais pas de Plotin un ...
Comptesse : intervention inaudible.
Gilles : Transcendant à propos de Kant. Encore une fois il y a deux notions. La notion kantienne c'est transcendantal, le temps est transcendantal, mais toute la notion kantienne de transcendantal est faite pour réfuter la notion classique de transcendant. Le transcendantal c'est surtout pas du transcendant.
Je voudrais passer très vite au second point. Je vais très vite. Je dirais que la seconde formule que je voudrais appliquer à Kant c'est ... mais penser le temps c'est vraiment le plus difficile - c'est la phase de la philosophie comme philosophie critique, comme philosophie moderne définie par Kant sous la forme d'une philosophie critique. Dans la philosophie classique, qu'est-ce que c'est que l'autre de la pensée. L'autre de la pensée c'est avant tout l'espace. C'est l'espace. L'espace est conçu comme limitation. Il était conçu comme obstacle et résistance, il est aussi limitation. Pourquoi ? Parce que il se trouve que ma pensée est rapportée à une substance pensante elle-même inétendue, la pensée est l'attribut d'une substance pensante elle-même inétendue, mais cette substance pensante est finie en corps. Elle est finie en corps : c'est le fameux problème qui empoisonnera la philosophie classique à savoir l'union de l'âme comme substance pensante et du corps comme substance étendue. Et le fait que l'âme soit finie en corps, bien que l'âme soit en elle-même inétendue (vous voyez que c'est un problème inextricable : comment est-ce que quelque chose d'inétendu peut être fini dans quelque chose d'étendu, ça va donner toutes sortes de paradoxes), cela introduit en effet une limitation fondamentale de la pensée puisque ça va être la source de toutes les erreurs, de toutes les illusions qui non seulement font obstacle à la pensée, mais limitent la pensée. Troisième caractère : si l'espace est l'autre de la pensée, je dis que c'est un autre de, à la lettre, de l'altérité. La substance étendue est autre que la substance pensante bien qu'elle soit unisubstantiellement supposée, d'où la position bien connue de Descartes dans laquelle il y avait trois substances : la substance pensante, la substance étendue et l'union de la substance pensante et de la substance étendue. Avec la transformation kantienne tout change d'aspect. Pourquoi ? On se souvient du temps devenu ligne droite, et je ne peux plus dire que ce qui est important c'est l'espace comme obstacle ou résistance à la pensée, ou comme limitation de la pensée. Là c'est le temps qui cesse d'être subordonné à l'espace, il prend une indépendance en même temps qu'il acquiert cette forme qu'on a vu, cette forme pure, et ce n'est pas lui qui prend la place de l'espace, il n'est pas obstacle à la pensée, il est la limite qui travaille la pensée du dedans. A la notion de limitation externe se substitue la notion de limite interne. Le temps est la limite qui travaille la pensée, qui traverse la pensée de part en part, il est la limite inhérente, limite intérieure à la pensée, alors que dans la philosophie classique c'est l'espace qui est déterminé comme limitation extérieure de la pensée.
Donc tout se passe comme si la pensée avait son "ennemi" en soi. Elle ne le reçoit pas du dehors. Là il y a une espèce de changement fondamental. Penser le temps ça veut dire substituer au schéma classique d'une limitation extérieure de la pensée par l'étendue, l'idée très très étrange d'une limite intérieure de la pensée qui la travaille du dedans, qui ne vient pas du tout du dehors, qui ne vient pas du tout de l'opacité d'une substance. Comme si dans la pensée il y avait quelque chose d'impossible à penser. Comme si la pensée était travaillée du dedans par quelque chose qu'elle ne peut pas penser. Dès lors le problème, chez Kant, ne sera plus celui de l'union de l'âme et du corps, c'est à dire de l'union de deux substances dont l'une est étendue et l'autre inétendue. Le problème ce ne sera plus l'union de deux substances distinctes, ce sera la coexistence et la synthèse de deux formes (c'est complètement différent deux formes et deux substances) d'un seul et même sujet. Au lieu de l'union de deux substances, la synthèse de deux formes du même sujet, ce qui implique que le sujet n'est pas substance.
Qu'est-ce que c'est que ces deux formes qui vont avoir à s'unir - je ne peux même plus dire dans le même sujet puisque la substance ne sera pas inhérente au sujet -, ce sont deux formes pour un même sujet. Voilà que ce sujet va être traversé par cette ligne du temps; le sujet est comme traversé par deux formes et lui-même n'est rien d'autre que la synthèse, à savoir le point le plus mystérieux, la synthèse de ces deux formes. Qu'est-ce que c'est que ces deux formes ? C'est d'une part la forme de la pensée, et d'autre part la forme de la limite interne de la pensée. Qu'est-ce que ça veut dire concrètement ? La forme de la pensée c'est premièrement l'acte de "je pense", le "je pense" comme acte ou comme détermination. Dire "je pense" c'est déterminer quelque chose. Quoi ? On verra après.
Forme de la pensée égal, au sens le plus universel "je pense" à savoir que c'est la pensée en tant qu'elle se rapporte à un sujet; mais je n'ai pas le droit de dire que c'est une substance. Deuxième détermination de forme de la pensée : c'est que, comme dit Kant, "je pense" c'est la représentation la plus pauvre, c'est la pensée la plus pauvre qui accompagne toutes les pensées. Moi = moi, c'est le "je" de "je pense". Le "je pense" c'est la forme universelle de la détermination, mais en un sens je ne détermine rien et dans "je pense" la détermination est à vide.
Concrètement les actes de pensée ce sont des concepts. On a vu que les actes a priori de pensée ce sont des concepts particuliers que l'on appelle catégories. Donc forme de la pensée c'est l'ensemble du "je pense" et des catégories, l'ensemble du "je pense" et de ce que le "je pense", à savoir les catégories ou les prédicats de l'objet tel quel. C'est ça formes de la pensée. Kant dira aussi bien formes de la spontanéité, quand "je pense" c'est l'acte de la détermination et cela implique une activité qui est l'activité de la pensée. Kant réservera le mot spontanéité pour qualifier la forme de la pensée dans ces deux cas.
Mais qu'est-ce qu'il y a d'autre que ces deux formes de la pensée ? On a vu la forme de la réceptivité ou la forme de l'intuition. La forme de l'intuition c'est là aussi deux choses, tout comme tout à l'heure on a vu que la forme de la pensée c'est le moi, le "je" de "je pense" et c'est aussi le concept comme acte de la pensée, les concepts a priori, c'est à dire les catégories, les formes de la réceptivité c'est l'espace et le temps.
Il y deux fois deux formes. La dernière fois je disais que l'espace c'est la forme de l'extériorité, le temps c'est la forme d'intériorité, ça n'empêche pas que ces deux formes là ont en commun d'être deux formes de l'intuition ou des formes de la réceptivité. La forme de la réceptivité est double : forme d'extériorité = espace, forme de l'intériorité = temps, mais les deux c'est la forme de réceptivité. D'autre part il y a la forme de spontanéité qui est le "je pense" et les catégories. Vous voyez, c'est très important, ça se dédouble : vous avez une première grande dualité : forme d'intuition et forme de spontanéité, forme de réceptivité et forme de spontanéité, et chacune de ces deux grandes formes a deux aspects. La forme de réceptivité a deux aspects : extériorité-espace, intériorité-temps, la forme de spontanéité a deux aspects : le moi du "je pense", le je = je, et les concepts que je pense, les concepts a priori.
Le problème de Kant c'est comment un même sujet, moi, peut-il avoir deux formes irréductibles l'une à l'autre (irréductibilité de l'espace et du temps d'une part, et du concept de l'autre part), comment un même sujet peut-il avoir deux formes, principalement la forme du temps et la forme de la pensée, et que d'après la forme du temps, il est réceptif, il est accepté, et d'après la forme de la pensée il est spontané, il est déterminant, il opère des déterminations. Il ne s'agit plus du tout de savoir comment est-ce que l'âme est unie au corps, la réponse de l'union de l'âme et du corps découlera évidemment du problème ainsi remanié, à savoir la synthèse de deux formes irréductibles d'un même sujet, ou pour un sujet. Ce qui revient à dire que pour un même sujet la forme de la spontanéité de penser et la forme de réceptivité du temps.
C'est par là que le temps est déjà auteur de la pensée. Et la synthèse kantienne est évidente : la synthèse c'est quelque chose qui sépare ou qui déchire et cette espèce de moi kantien est déchiré par ces deux formes qui le traversent et qui sont complètement irréductibles l'une à l'autre. Alors d'où vient l'harmonie, comment ça peut fonctionner ce sujet claudiquant mais qui ne pense rien sans que ce qu'il pense ait un correspondant dans l'espace et dans le temps, qui ne trouve rien dans l'espace et dans le temps sans que ça n'ait un correspondant dans la pensée, et pourtant l'espace et le temps et la pensée sont deux formes absolument hétérogènes. C'est à la lettre un sujet qui est fondamentalement fêlé, il est traversé par une espèce de ligne qui est précisément la ligne du temps. Si bien que je dirais, en troisième point, que dans la philosophie classique l'autre de la pensée c'était l'autre de l'altérité; avec Kant commence quelque chose d'absolument nouveau : l'autre dans la pensée. C'est un autre de l'aliénation. Bien sûr Kant n'emploie pas ce mot, mais les post-kantiens produiront une théorie fondamentale de l'aliénation qui se révélera dans son état le plus parfait chez Hegel.
La différence entre l'autre de l'altérité, qui est vraiment un autre extérieur qui fait obstacle à la pensée, c'est l'autre de l'aliénation qui est cette limite intérieure.
Qu'est-ce que c'est que cette aliénation ? L'aliénation du sujet chez Kant, c'est précisément ce fait qu'il soit comme déchiré par la dualité des deux formes qui lui appartiennent l'une autant que l'autre, forme de la réceptivité et forme de la spontanéité. Du coup on est presque sur le point de comprendre ce que pourrait vouloir dire l'expression "je est un autre". "Je est un autre" c'est d'abord une expression de Rimbaud, c'est dans les lettres. Le contexte est le plus classique possible, il est purement aristotélicien car les deux fois où Rimbaud commente la formule "je est un autre", il lance cette formule avec comme appui philosophique une philosophie extrêmement classique. C'est évident que Rimbaud a eu un prof qui lui a fait un cours sur Aristote. C'est la lettre II dans la Pléiade, 1971 : "Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon". Lettre à Paul Dominique : "Car je est un autre. Si le tigre s'éveille ... J'assiste à l'éclosion de ma pensée, je la regarde, je l'étudie".
Aristote nous dit qu'il y a la matière et puis qu'il y a la forme qui informe la matière. La matière c'est le cuivre, le clairon c'est le cuivre qui a été coulé dans cette forme. C'est on ne peut plus classique, et Rimbaud s'assimile à une matière et dit : la pensée me forme. Dans l'autre exemple, le bois devient violon, on lui donne la forme du violon et il reçoit des capacités.
Rimbaud en tire la formule "je est un autre" qui crève évidemment le contexte. Son affaire c'est de trouver le poème, l'acte poétique approprié. C'est Kant qui va faire le travail philosophique qui correspond à la formule "je est un autre".
Il faut partir à tout prix, car Kant se réfère à ça, sans même le dire, il faut partir du cogito chez Descartes. Je voudrais évidemment vous épargner un cours sur Descartes, mais tout vient de cette formule : "je pense donc je suis", je suis une chose qui pense. C'est exactement ça le cheminement cartésien, mais on le résume par "je pense donc je suis". Mais la formule complète c'est "je pense donc je suis", sous-entendu car pour penser il faut être, je suis quoi ? Je suis une chose qui pense. Vous voyez le progrès : je pense, je suis, je suis une chose qui pense. Je pense = détermination. Je suis c'est la position de quelque chose indéterminé; je suis une chose qui pense, la chose en tant que déterminée. Vous me suivez, il y a trois termes : une détermination : je pense, une chose à déterminer, à savoir une existence ou un être, troisièmement le déterminé, soit la chose pensable.
La détermination détermine quelque chose à déterminer. Vous me direz que s'il n'y a que ça, ça va pas loin. J'ai donc bien trois choses : je pense, je suis, je suis une chose qui pense. Le "je pense" détermine le "je suis" comme chose qui pense. A première vue ça apparaît comme impeccable. Et voilà que Kant arrive et dit : rien du tout, il a oublié un terme, ce n'est pas du tout assez compliqué. Et Kant va corriger, il dit, d'accord je pense = détermination - et là on est en plein dans l'avenir de la philosophie allemande -, pour penser il faut être, d'accord, donc la détermination implique quelque chose d'indéterminé qui est à déterminer par la détermination. J'ai besoin de cette formule compliquée pour une chose très simple. Vous voyez, je pense donc je suis, c'est tout simple, je pense c'est une détermination, la détermination implique quelque chose d'indéterminé qui est justement à déterminer par la détermination. Donc, je pense, je suis, ça marche. Là dessus il fait une coupure, une césure : il dit : je pense donc je suis, très bien, mais vous ne pouvez pas en tirer "je suis une chose qui pense". Kant a vu une faille là où l'autre croyait être dans une espèce de continuité qu'on ne pouvait pas lui refuser.
Pourquoi est-ce que ça marche de "je pense" à "je suis" ? Encore une fois, d'accord la détermination implique quelque chose d'indéterminé à déterminer par la détermination. Mais, dit Kant, ça nous dit pas encore la forme, sous quelle forme l'indéterminé (c'est à dire le je suis) est déterminable par la détermination.
... La détermination, l'existence indéterminée, l'existence déterminée par la détermination, et Descartes pensait avoir un continuum de la pensée. La détermination c'était "je pense", l'existence indéterminée c'était "je suis", la détermination déterminait l'indéterminé : je suis une chose qui pense. Kant dit : je pense = détermination, je suis = existence indéterminée impliquée par le je pense; pour qu'il y ait détermination il faut bien qu'il y ait quelque chose à déterminer. Mais voilà, encore faudrait-il nous dire sous quelle forme l'indéterminé, le à déterminer, ce qui doit être déterminé, ancre faudrait-il nous dire sous quelle forme l'existence indéterminée est déterminable par la détermination. Descartes n'a oublié qu'une chose, c'était de définir la forme du déterminable. Donc il n'y avait pas trois termes, la détermination, l'indéterminé et le déterminé, il y avait quatre termes: la détermination, l'indéterminé, la forme déterminable et le déterminé.
Si vous comprenez ça vous avez tout compris parce que vous avez la réponse de Kant. Sous quelle forme l'existence indéterminée telle qu'elle est impliquée par le je pense, sous quelle forme est-elle déterminée ?
Le "je pense" est une détermination, c'est à dire un acte de la spontanéité. Il implique un "je suis", mais un "je suis" complètement indéterminé. Descartes nous disait : eh bien oui c'est complètement indéterminé, mais qu'est-ce que ça fait ? Puisque la détermination "je pense" suffit à déterminer son déterminé, "je suis une chose qui pense" ... Ce qu'il a oublié c'est que "je pense" c'est une détermination qui implique quelque chose d'indéterminé, mais aussi ça ne nous dit pas sous quelle forme le "je suis" est déterminable par la détermination "je pense".
Réponse de Kant : la forme sous laquelle le "je suis" est déterminable c'est évidemment la forme du temps. Ça va être la forme du temps; et vous allez tomber sur ce paradoxe que Kant va définir lui-même d'une formule admirable : le paradoxe du sens intime, le paradoxe du sens intérieur, à savoir la détermination active "je pense" détermine mon existence, la détermination active "je pense" détermine activement mon existence, mais elle ne peut déterminer mon existence que sous la forme du déterminable, c'est à dire sous la forme d'un être passif dans l'espace et dans le temps. Donc "je" est bien un acte, mais un acte que je ne peux que me représenter en tant que je suis un être passif. Je est un autre. Donc je est transcendantal.
En d'autres termes, la détermination active du "je pense" ne peut déterminer mon existence que sous la forme de l'existence d'un être passif dans l'espace et dans le temps. Ce qui revient à dire que c'est le même sujet qui a pris deux formes, la forme du temps et la forme de la pensée, et la forme de la pensée ne peut déterminer l'existence du sujet que comme l'existence d'un être passif.