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Écouter Gilles Deleuze
Vérité et temps, le faussaire
Il n’ y a plus qu’un mardi avant Pâques, c’est terrible comme tous les ans, j’aurai fait la moitié de ce que je voulais faire, même pas. Alors je voudrais d’ici les vacances de Pâques - c’est en prenant des engagements que je vais me forcer - avoir fini tout l’aspect philosophique de l’image-temps - donc aujourd’hui et puis la semaine prochaine, ce serait Kant et puis on ferait les grands résultats globaux de ce qui s’est passé pour la philosophie et de ce qui s’est passé pour le cinéma. Comme ça on serait bien content et puis on irait en vacances. Au dernier trimestre on aurait de quoi former un statut solide de l’image-cristal telle que on avait commencé son analyse au premier trimestre. Ce serait parfait ! Il est évident que ce programme je l’annonce puisqu’on ne le tiendra pas.
Aujourd’hui j’ai fait un schéma extrêment parfait, d’une grande perfection, mais que personne ne voit. Donc il est encore plus parfait. Si on le voyait, d’ailleurs, je pourrais faire mon tricot pendant que vous le recopieriez, puisqu’il n’y a rien d’autre à dire. Comme vous ne le voyez pas, il va falloir que je m’explique. Avant, si vous le permettez, je fais une parenthèse. Je fais une parenthèse, une qui ne concerne pas du tout le point où nous en sommes, mais j’ai besoin de vous, j’ai besoin de votre réflexion parce que, je ne sais pas, mais il se peut que certains d’entre vous puissent m’amener des trucs que moi je n’ai pas et dont je manque. Donc on oublie tout à fait le point où nous en sommes. Mais ça concerne quand même ce qu’on fait cette année. Vous vous rappelez que, comme je le disais à l’instant, durant le premier trimestre on s’est beaucoup occupé d’esquisser un premier statut de ce qu’on appellait l’image-cristal.
C’est là-dessus que j’ouvre une parenthèse, et que je vous explique ce à quoi je voudrais que vous réfléchissiez, pour qu’ avant les vacances de Pâques ceux qui ont trouvé quelque chose me le passent. Je dis très en désordre quelque chose qui m’ennuie dans mon travail. Alors il se peut que certains d’entre vous...
L’image-cristal, quand on l’a étudiée au premier trimestre, et quand on a essayé de la définir par une première dimension qui était, non pas la confusion, mais l’indécidabilité du rêve et de l’imaginaire, on l’a présentée de manière optique, et en effet, le cristal a des propriétés optiques. Mais la notion cristaline, la notion de cristal, de l’image-cristal, m’apparaît tellement riche qu’il n’y a pas seulement des propriétés optiques : le cristal est aussi sonore, il a aussi des propriétés acoustiques. Il a bien d’autres propriétés encore : des propriétés électriques, des propriétés, enfin, de toute nature. On verra ça au troisième trimestre après Pâques on reviendra sur ce point. Or, que l’image-cristal soit fondamentalement liée au temps, ça on l’a acquis au premier trimestre. Vous vous rappelez sous quelle forme, sous une forme très simple.
Qu’est-ce qu’on voit dans le cristal ? Qu’est-ce qu’on voit dans la boule du cristal ? Ce qu’on voit dans la boule du cristal, c’est le temps non chronologique. Ca nous intéresse beaucoup pour le cinéma, mais ça nous intéresse beaucoup pour la philosophie aussi. Le cristal est bien et peut à juste titre être appelé un cristal de temps ; dans la mesure où ce que l’on voit dans le cristal, c’est le temps dans sa fondation, c’est la fondation du temps que l’on voit dans le cristal. Si c’était vrai ce serait beau . A cet égard, comme ça va de soi, je rends à celui à qui ça appartient, c’est la moindre des choses. Celui qui a formé la notion de cristal de temps en considérant le cristal d’un point de vue sonore, c’est Félix Guattari, qui a développé ce thème des cristaux sonores conçus comme cristaux de temps. Il l’a développé dans un livre qu’il a fait seul, et qui s’appelait "L’inconscient machinique". Et le cristal sonore de temps, il le lie, pour des raisons qui sont les siennes, il le lie à un phénomène musical qu’il nomme la ritournelle : la ritournelle ce serait un cristal sonore de temps. On voit bien que c’est une idée très riche, peu importe, je n’essaie pas de la commenter. Lui, il applique ça notamment à une étude sur Proust et concernant la petite phrase, la petite phrase musicale chez Proust. Bon je n’essaie pas de commenter parce que, je veux dire, tout ce qui me soucie c’est que ça vous dise quelque chose tout ça, c’est que ça vous dise un petit quelque chose, que vous vous disiez : « ah bon, oui, je suppose », qu’un certain nombre d’entre vous se disent : « ah bon, c’est intéressant. »
On en est là : il y a des images-cristal, le cristal ou l’image-cristal n’est pas seulement optique, elle est sonore. Tout cristal révèle le temps. Donc il y a des cristaux sonores de temps. Selon Guattari qui invente cette notion de cristal de temps, selon Guattari la ritournelle, c’est le cristal sonore de temps par excellence. Une petite ritournelle... On en est là. Et voilà que moi je me suis dit... C’est toujours comme ça, on prend des relais. C’est pour ça que je fais appel à un relais, que vous prendriez aussi par rapport à moi. Tout comme moi j’essaie de prendre un relais là, par rapport à Félix, vous vous pourriez essayer de prendre un relais par rapport à moi. A condition de me le rapporter tout comme moi je rapporterai à Félix ça remonterait, tout ça : c’est ça le travail collectif.
Moi je me dis, après tout, la ritournelle, c’est parfait mais ça suffit pas. Il faudrait autre chose, qui serait ou bien dans le cristal, ou bien qui n’aurait pas la même position dans le cristal. Il faudrait quelque chose pour faire tourner le cristal, pour faire bouger. La ritournelle, bon, c’est bien, mais je me dis qu’après tout ce n’est qu’un aspect. Pourquoi je me dis ça, je n’en sais absolument rien. C’est ce qu’on appelle une inspiration. Je me dis : « ben non, la ritournelle c’est bien, c’est parfait, mais je veux quelque chose d’autre ». Si je le veux je vais bien le trouver. Et voilà que je me dis : « à quoi je peux opposer la ritournelle ? ».
Je rêvasse. Je veux dire, c’est presque une, pas une leçon, une proposition de méthodologie. Voyez, j’ai l’impression que Félix ne nous dit qu’une moitié. Pourquoi cette impression ? Je n’ai pas à me justifier. Qu’est-ce que ce serait l’autre moitié ? Je me dis : « pourquoi est-ce qu’on n’essaierai pas d’opposer... » La ritournelle, c’est quoi ? C’est lié à la ronde, le rondeau, le chant des oiseaux. Félix et mo,i on s’est beaucoup occupé à un moment du chant des oiseaux. Qu’est ce qu’on a travaillé làdessus, oh là là ! On n’en pouvait plus du chant des oiseaux. Depuis je ne supporte plus d’entendre un oiseau. Surtout que c’était des notions techniques, c’est très technique le chant des oiseaux. A un moment on en savait lourd mais j’ai tout oublié. Le chant des oiseaux. Bon, je me dis : « ah, dans la musique ». Alors là-dessus ça me fait un embranchement. Dans la musique il y a eu une grande période du chant des oiseaux, avec la polyphonie du moyen-âge et de la Renaissance. Il y a un musicien célèbre, un grand musicien français, Janequin, mais tous faisaient du chant des oiseaux en polyphonie. Alors ça me donne une direction, il y a les fameux, je ne peux pas les chanter mais c’est l’édition admirable, on trouve les disques de Janequin, les fameux « fri, fri, fri, fri ». Ils forment une petite ritournelle, délicieuse petite ritournelle. Je suppose que parmi vous il y en ait qui connaissent Janequin : bon ! c’est à ceux-là que je m’adresse. J’aimerais bien des petits détails là-dessus, sur le chant des oiseaux au moyen-âge et pendant la Renaissance. Comment ils s’organisent ? Pourquoi la polyphonie est-elle liée à la ritournelle ? Qu’est-ce que c’est ce lien polyphonie et ritournelle ? Si vous m’apportez des directions de recherche je serai rudement content.
Mais à peine j’ai indiqué cette direction musicale que je me dis : « ah oui, je l’ai mon autre truc ». Qu’est-ce que c’est qui distingue, qui se distingue et en même temps ne se pose qu’en se distinguant, si bien qu’on se retrouverait hégelien en moins d’un clin d’oeil ? J’ai trouvé, c’est le galop Là aussi pas de justification, ça doit vous paraitre évident ! Et oui le galop, ce n’est pas une ritournelle, le galop. C’est un vecteur linéaire, avec précipitation, vitesse accrue. Vous me direz : la ronde aussi peut prendre une vitesse accrue, d’accord. Mais ce n’est pas une ligne, ce n’est pas un vecteur. Le galop, pour que ça marche il faudrait que le galop soit un élément musical aussi important que la ritournelle.
J’avance, je parle tout seul. J’avance énormément. Voilà que je vois ce que je voudrais montrer, rien que pour faire râler les musiciens, les musicologues, c’est toujours une joie. Les deux grands moments de la musique, les deux grands mouvements de la musique, c’est la ritournelle et le galop. Comme ça on est sûr ou bien de ne pas être entendu ou bien d’être injurié. C’est deux avantages inappréciables. Injurié sous la forme d’incompétent, lamentable. Le galop, en même temps, ce n’est pas en équilibre. Le galop, en musique, il n’est qu’instrumental. On peut peut-être faire des galops vocaux, mais c’est avant tout instrumental. La ritournelle, la polyphonie, elle est fondamentalement vocale. Le chant des oiseaux il est fondamentalement vocal, au Moyen-âge et à la Renaissance.
Alors, voilà qu’un type, c’est pour vous donner un exemple de ce que je souhaite, voilà qu’un type me dit : « mais en effet il y a les galops ». Et dans les écoles du moyen-âge, qu’on a redécouvert que très récemment, il y a des galops. Comment ça il y a des galops ? Il me dit : « je ne sais plus très bien ». Ca se bouche. Voyez, une direction, on croit que ça y est, ça se bouche. Il dit : « XIV° siècle », il me cite des noms, pour moi des musiciens absolument inconnus. Il me dit : « du côté des troubadours, il y a des galops instrumentaux ». Et puis il me dit :« mais chez Janequin - il connaît bien Janequin ce monsieur en question - il y a une bataille de Marignan avec du galop descriptif, instrumental. Je lui dis : « dans mes bras ! » Ca marcherait, on pourrait dire qu’il y a deux pôles non symétriques : les galops et les ritournelles. En d’autres termes, la musique aurait pour éléments principaux le cheval et l’oiseau. J’annoncerai à Félix cette triste nouvelle. Il y a le cheval aussi. Qu’est-ce qu’on peut tirer de ça ? Je veux dire ce n’est pas pour rigoler tout ça.
Je fais un saut dans la musique de cinéma. Il y a un problème qui traîne au niveau de la musique de cinéma. C’est : y a-t-il un spécificité musicale de la musique de cinéma, ou est-ce que la musique de cinéma si elle était bonne, serait de la bonne musique et un point c’est tout ? Vous savez qu’elle est rarement bonne. Je mets de côté ce qui est un tout autre problème, l’usage dans le cinéma de grandes musiques. Par exemple dans le dernier Godard... ça c’est un problème spécial qui pose toutes sortes de questions d’ailleurs. Mais c’est un problème spécial, ce n’est pas celui-là que je veux poser. C’est le problème d’une musique de cinéma. Dans la musique de cinéma, le problème tel qu’on le pose classiquement c’est : tantôt on nous dit : « il y a beaucoup de musiciens de cinéma, il n’y a aucune raison qu’il y ait une spécificité de la musique de cinéma ». Ils nient la spécificité. Et il y en a d’autres qui reconnaissent la spécificité, mais ils la reconnaissent mal à mon avis, parce qu’ils la reconnaissent de manière hégélienne. Et c’est Eisenstein. Et c’est d’une manière à peine différente Adorno. Tous les deux sont hégéliens. Reconnaître la spécificité de la musique de cinéma de manière hégélienne, ça consiste à dire : la musique de cinéma est auditive, sonore, comme toute musique, mais elle est inséparable de l’optique, de l’image visuelle. Elle doit entrer dans des rapports d’opposition dialectique avec l’image visuelle de telle manière qu’en naisse une synthèse supérieure. Ce n’est pas de la même manière que Eisenstein et Adorno conçoivent cette synthèse dialectique. Tous deux conçoivent la musique de cinéma comme inséparable d’une synthèse dialectique visuelle - sonore. C’est-à-dire ils insistent : la musique ne doit pas accompagner l’image, elle doit avoir sa propre autonomie, mais précisément la réaction de l’auditif sur le sonore doit créer une troisième réalité. C’est la réalité cinématographiqe. C’est pas bien parce que c’est préféré un rapport entre les deux, Il faut que ce soit dans la musique en tant que musique que quelque chose apparaisse comme spécifique à la musique de cinéma. C’est ça que je voudrais. Est-ce que la musique de cinéma ne dégagerait pas à l’état pur, ces deux éléments cachés dans toute musique ? mais lui les ferait ressortir à l’état pur, et précisément là en fonction des données de l’image visuelle, à savoir quand la musique de cinéma éclaterait ces deux éléments constituants de toute musique : le galop et la ritournelle. Qu’elle soit bonne ou mauvaise.
Alors ça donnerait quoi ça ? Je prends les exemples les plus simples, les plus nuls d’abord. Le western : il y a la musique - galop. Il y a le galop descriptif qui accompagne les grandes galopades du western. Et comme greffé sur ce grand galop du western, il y a la petite ritournelle qui s’élève, généralement à l’harmonica. je voudrais vous chanter des choses comme les vacances approchent. ;;Un des exemples les meilleurs en ce sens, parce que la musique est très bonne, le musicien est très bon - je ne me souviens plus de son nom - : "Le train sifflera trois fois", avec la fameuse petite ritournelle : "si toi aussi tu m’abandonnes, oh mon unique amour !" vient comme la petite ritournelle qui se greffe là sur la musique chevauchée, la musique galop.
La comédie musicale : là ça concerne encore plus la musique. Il ne faut pas s’y tromper, si vous prenez l’ensemble de la comédie musicale, vous y voyez nettement deux éléments musicaux. Mais ce n’est pas une musique nulle la musique de la grande comédie musicale américaine. le galop ça peut être de toutes sortes - Je fais une parenthèse dans la parenthèse. Pensez à Honeiger qui a fait énormément de musique de cinéma. Le train c’est une musique de galop, typiquement un galop. C’est un grand galop la musique de train. Le cinéma, qu’est-ce qu’il en a tiré parti, et parfois de manière très, très belle, de la musique de train. Et ça n’empêche pas : dans le train il y a le petit harmonica qui danse la ritournelle. Il y a toujours la complémentarité, les oiseaux et les chevaux. Dans la comédie musicale, qu’est-ce que vous avez ? Vous avez deux grands moments, deux grands mouvements. Qu’est-ce que ça a apporté la comédie musicale ? Par exemple avec Berkeley, quand ce n’est pas encore très individué, quand c’est vraiment la troupe, quand c’est vraiment du collectif. C’est évident ce que ça apporte : c’est un curieux galop qu’on appellera aussi bien le pas. Dans énormément de comédies musicales, vous avez un élément militaire, un élément militaire sexualisé souvent, sous forme de la troupe des girls. Les girls, c’est un sous prolétariat, c’est le sous prolétariat d’Hollywood, les pauvres, les malheureuses. Qu’est-ce qu’elles font ? Elles font le train, elles font le pas, elles marchent comme des militaires, etc. Et en même temps, c’est des pas très rythmiques. Ca, c’est l’aspect galop. Dans les grands films de Fred Aster ou de Kelly, vous trouvez cette forme fondamentale du pas. Et puis vous avez la petite chanson, vous avez la petite ritournelle. Donc ça marche.
Le galop et la ritournelle, je peux dire : est-ce que ce ne serait pas, donc, les deux manifestations pures de la musique de cinéma ?
Il me faudrait des confirmations plus sérieuses. Je les pressens. Confirmations plus sérieuses... Et bien j’en vois une. Evidemment ce qui va tout troubler, c’est que je relie ça au problème du temps. On ne perd pas de temps, vous savez, parce que ce sera autant de fait pour le troisième trimestre. Je n’aurai plus à revenir sur l’aspect sonore du cristal, sauf avec tout ce que vous allez m’apporter la semaine prochaine - il faut que ce soit avant Pâques ce que vous allez m’apporter.
Si ce qu’on voit dans le cristal, donc, dans le cas sonore, si ce qu’on entend dans le cristal, c’est la fondation même du temps, si c’est le temps lui-même qu’on entend dans le cristal, si c’est le bruit du temps, il faut donc que le bruit du temps soit double. Et en effet, qu’est-ce que c’est que le galop ? Le galop c’est la cavalcade du présent qui passe : vitesse accélérée. La cavalcade du présent qui passe : c’est ça un galop. Et la ritournelle, c’est quoi ? La ritournelle, c’est la ronde des passés qui se conservent. ...
Voyez, j’aurais donc comme deux figures du temps qui correspondent à galop et ritournelle. Je ne sais pas quel est le signe de chacun. Le signe est variable. Je veux dire, essayons de distribuer. Alors on introduit un nouveau couple : vie - mort. Ce que je voudrais vous montrer, c’est, vous le savez déjà, comment une idée petit à petit peut s’enrichir. Là j’introduis deux critères : signe de vie - signe de mort. Et je me dis, il y a des auteurs pour qui la vie, elle est du côté du galop. La vie, c’est la cavalcade des présents qui passent. J’en connais un au moins, un grand auteur de cinéma, pour qui la vie c’est la cavalcade des présents qui passent, et qui trouvera un expression parfaite sonore dans le french cancan. C’est donc Renoir. Et la mort, c’est la ronde qui n’en finit pas des passés qui se conservent, et qui font pression sur nous. Mélancolie si toi aussi tu m’abandonnes. La petite chanson qui nous enfonce dans le passé, qui nous ramène au passé, qui nous arrache des larmes sur nous-mêmes. La petite ritournelle, c’est la mort.
Autre possibilité : la cavalcade des présents qui passent va vite, elle nous fait courir. Mais où courons-nous ? Pas du tout dans la vie : nous courons au tombeau. Où courent-ils ? Mais ils courent au tombeau. Et au contraire, la petite ritournelle, c’est la vraie vie. C’est ce qui nous sauve de la course au tombeau. C’est l’épreuve de l’éternel. C’est ce qui va se poser sur nous comme une auréole, comme une auréole sonore, et nous soustraire, ne serait-ce qu’un instant, à la course au tombeau. Là les signes sont inversés : c’est la ritournelle qui contient la vie, et le galop, qui nous mène à la mort. Y a-t-il un grand auteur de cinéma qui a fait ça ? Oui. C’est sans doute celui qui a eu les noces les plus étranges avec un des plus grands musiciens de cinéma, c’est Fellini. Chez Fellini, il y a perpétuellement des galops. Le musicien de Fellini, c’était Nino Rota. Nino Rota, je crois, est un grand musicien, excellent musicien. Et Nino Rota a construit toute sa musique sur quoi ? Galop, ritournelle. Et chez Fellini, ce qui s’accompagne d’un galop, et ce qui constitue un galop, c’est les fameux travellings de Fellini, qui passent sur une file.
C’est par exemple, la file des puristes dans Huit et demi, avec leurs petites timbales. Où vont-ils avec leurs petites timbales ? Ils vont à la mort. Ces fameux visages de Fellini, ces fameuses têtes de Fellini, qui sont prises en un travelling très lent. Mais Il y a des galops très lents. Ils sont pris dans un galop ralenti, et où chacun à son tour fixe la caméra comme s’il était un oiseau de proie surpris, surpris par la lumière. Vous savez, ces visages de Fellini qui fixent tout d’un coup la caméra, dans la caméra et qui semblent être extraordinairement inquiétants, qui semblent être comme surpris perpétuellement dans une mauvaise pensée, dans une mauvaise action. Ces espèces de monstres, toute la série des monstres de "Satyricon", la série des monstres de "Huit et demi"... Le type est toujours avec une petite musique, qui s’accompagne très souvent d’une marche précipitée. C’est ce qui est très frappant chez Nino Rota. Vous remarquerez que quand Rota fait de la musique pour d’autres que Fellini, par exemple pour Visconti - c’est de la très bonne musique, il a ;fait notamment la musique de Rocco - ça ne marche pas. ça marche beaucoup moins. S’il y a eu rencontre dans l’histoire du cinéma entre un grand musicien et un grand metteur en scène, c’est la rencontre Fellini - Rota.
Et puis, de cette marche précipitée, ou de ces longs travellings de Fellini, tout d’un coup, optiquement, quelqu’un sort de la file. C’est par exemple le visage comme pur et purifié, le visage comme lavé de Claudia Cardinale, l’infirmière rêvée qui distribue les timbales aux touristes, à la ligne des touristes. Et là, ce n’est plus un galop. Autour de ce visage, se forme une lumière circulaire qui l’extrait de la file, et qui est déjà comme une ritournelle visuelle, en même temps que la musique de Rota produit une véritable ritournelle sonore. La ritournelle, c’est la marque d’élection, c’est la chance que quelqu’un soit sauvé de cette perpétuelle course au tombeau. Perdu, sauvé, perdu, sauvé... Perdue la file des touristes qui court à la mort ; sauvée "peut-être" l’infirmière auréolée sur laquelle se pose un instant la ritournelle. A la fin de Huit et demi, est-ce que tout sera sauvé ? Il semble, sous la conduite de l’enfant blanc, à la flûte, que s’organise une espèce de ronde où il semble que tout sera sauvé. Ou bien est-ce que tout sera perdu ? A la fin de Casanova, la machine de mort, le galop atteint son stade suprême dans la grande danse avec la poupée mécanique. Et la cassure, la cassure, les débris de cette femme machine... Rien ne sera sauvé, tout sera emporté par la mort. Mais Fellini n’est ni dans l’un, ni dans l’autre, ni dans la fin supposée heureuse de "Huit et demi", ni dans la fin supposée tragique de "Casanova". Et ce qui le prouverait le plus, il me semble, c’est "Prova d’orchestra". Car dans "Prova d’orchestra", vous avez à l’état pur la répétition d’orchestre, qui a quel sens ? Constituer les deux éléments, les constituer d’abord de manière autonome, et puis les mélanger de plus en plus pour montrer qu’on ne sait jamais d’avance ce qui sera perdu ou sauvé. Et toute le fin, ça va être quoi ? Ca va être un splendide galop de violon, pour ceux qui se rappelent. Car les violons sont un instrument de galop fantastique, formidable : un splendide galop glissé, comme un sorte de galop glissé de violon. Et, dans ce galop de violon, se forme une petite ritournelle, une petite phrase. Puis le galop reprend, et la petite phrase reprend. Et là se fait une compénétration des deux éléments, sous la forme : sauvé ? Perdu ? Sauvé, perdu, sauvé, perdu... Et c’est très beau. Prova d’orchestra m’apparait une grande grande réussite.
Donc, on pourrait dire ça du cinéma : la musique de cinéma jouerait de ces deux éléments fondamentaux, et en ferait comme par réaction les éléments fondamentaux de toute musique possible. ... C’est là que je reviens aux questions que je me pose.
Donc je dis, il y a des recherches à faire au niveau du moyen-âge, sur les galops et ritournelles, et le rapport entre les deux. Si on saute bien des siècles, la bataille de Marignan ça m’interresserait beaucoup par exemple
Si on saute des siècles - comme j’ai quand même déjà demandé des renseignements - il y a Clément Rosset, qui est un très bon philosophe de musique, à qui j’ai demandé. Notamment, il vient d’écrire, dans la dernière Nouvelle Revue Française, dans le dernier numéro de la Nouvelle Revue Française, un article sur la ritournelle où il reprend le problème de la ritournelle. C’est bien, parce qu’il nous donne raison, à Félix et à moi.... Alors je lui ai dit... C’est ça prendre des renseignements, essayer de chercher quelque chose, on n’est pas censé tout trouver tout seul, c’est trop fatiguant tout seul. Alors il me répond : « Et bien oui, je crois que vous pouvez sans crainte - c’est sa manière, c’est son style - et avec bonne raison historique et musicale, opposer la ritournelle au galop ». Il dit au moyen-age il voit pas. Il dit : « Au XIX° siècle, le galop est une danse vive, d’origine austro-hongroise, qui met fin au bal, bouquet de la soirée ». Remarquez que ça m’embête, parce que ce qui m’intéresse, ce n’est pas ce qui vient avant et ce qui vient après : ce qui m’intéresse, c’est qu’il y ait deux choses qui diffèrent en nature. Que ça s’organise en avant et après ça je voudrais laisser tomber ; On en trouve trace dans maintes finales d’Offenbach - confère le célèbre galop final de la fin de l’acte trois de "la Vie parisienne". Auparavant, le galop est moins une danse à part, qu’une coda accélérée qui met fin à un enchaînement de danse. Le galop termine. Ce n’est pas faux non plus d’une forme de galop qui est la farandole, qui aura dans le cinéma un auteur génial, à savoir Grémillon. Il y a une farandole dans tous les films de Grémillon. Grémillon, ce serait l’auteur de galops - farandoles. Auparavant, le galop est moins une danse à part, qu’une coda accélérée qui met fin à un enchaînement de danse. Suite de contre - danses, quadrille. Et cela dès la Renaissance me semble-t-il. Peut-être qu’ici, il y a des espagnols. Il y a eu une année où il y avait des espagnols, et puis là où j’ai besoin d’espagnols, il ne va pas y en avoir. Ca se retrouve par exemple encore aujourd’hui, dans la jota, dansée en Aragon. Suite de retours d’un même thème très simple - ça c’est donc la ritournelle - tantôt plus rapide, tantôt plus lent, mais qui se termine par une sorte de galop endiablé, que les espagnols appellent "estribillo". Je lis toujours la lettre de Rosset - De estribo, étrier : c’est donc l’idée de galopade. Estribillo désigne aussi littéralement le vers que l’on répète à la fin de la strophe pour marquer cette fin. Il me semble qu’il y a un phénomène un peu analogue dans les morceaux de rock.
Alors, je me dis, quand même il parle du rock. Prenons la succession des chanteurs américains : les crooners et les rockers. Il y a quelque chose qui m’embête beaucoup là-dedans. Les crooners, c’est tout simple, c’est la chanson ritournelle. C’est la petite ritournelle. Quand les rockers sont arrivés... Les rockers ça a été évidemment l’imposition d’un galop, et c’est normal. On n’en pouvait plus de la ritournelle, on est passé au galop. trés important.. Qu’est-ce qui ne va pas ? vous comprenez ! Je regarde dans mon dictionnaire anglais. C’est vous dire s’il faut faire des recherches. D’où ça vient « rock », « rocker » ? A la rigueur, je me disais, ce serait bien, des cailloux, ça dégringole. C’est un galop de cailloux. Mais ça ne vient pas du tout de cailloux. Ca vient de « rock » qui est la berceuse. le mouvement de bascule ! Là, je n’y comprends plus rien. Pourquoi les rockers se sont-ils nommés les berceurs, alors qu’ils s’opposaient aux crooners, qui étaient les vrais berceurs ? Il y a quelque chose qui n’est pas clair ... Il y a là quelque chose de scandaleux ... C’est une objection très sérieuse, mais il faut s’en tirer - ça c’est dramatique. ça m’embête. Mais heureusement ! Alors on oublie ça, mais j’aimerais bien que vous me trouviez une manière de s’en tirer. Et enfin, quel est le grand - d’ailleurs Russel, dans son article sur la ritournelle, l’invoque - le grand, le morceau de musique, parmi les plus beaux ? il faudrait analyser en détail, c’est très simple, c’est évidemment le fameux Boléro. Qu’est-ce que c’est "le boléro" ? Vous avez une petite phrase. il serait typique ! A croire que Ravel l’aurait voulu comme ça. C’est une petite phrase célèbre que vous avez tous dans la tête, puisque vous l’avez entendu une fois pour ne plus jamais l’oublier. Ravel, il disait : « Qu’est-ce que j’ai fait ? ». « J’ai inventé une petite phrase, et j’ai su l’orchestrer ». Car la petite phrase, dans toute le durée du Boléro, ne change absolument pas. Je veux dire : Il n’y a aucun changement mélodique, et aucun changement rythmique. Il y a uniquement changement de vitesse, changement d’intensité, et changement d’orchestration. La reprise de la petite phrase se fait suivant un galop, qui va aboutir à la splendide fin, qui n’est pas une extinction de la ritournelle, mais qui est un véritable "cassage" de la ritournelle. Elle se casse absolument comme une assiette se casse c’est-à dire les morceaux volent en éclats, à l’extrême de la vitesse du galop.
Donc là vous avez au niveau d’une musique célèbre de Ravel, comment on peut construire une matrice simple avec les deux éléments, ritournelle et galop. Voilà tout ce que je voulais dire. Tout ce que vous pourriez m’apporter, par association d’idée, dans n’importe quel domaine - musique classique... Je prends un exemple. Mais je n’ai pas le disque. J’aurais pu l’acheter. Je crois me rappeler (mais c’est un souvenir confus) qu’un lied extrêmement beau de Schubert - qui s’appelle, je crois bien, La jeune fille et la mort -... Ce n’est pas un lied ? Voyez si mes souvenirs sont confus. Ah bon ? C’est un quatuor. Ma question c’est : est-ce qu’il n’y aurait pas là un galop ralenti ? J’ai le souvenir d’une espèce de galop très curieux, qui ne serait pas étonnant en fait. La jeune fille et la mort : le galop serait là typiquement mortuaire. Mais là voyez, je n’ai pas souvenir de ça : au point que je croyais que c’était un lied. Donc tout ce que vous pourriez trouver, dans les musiques que vous connaissez, que ce soit la musique classique, que ce soit le rock, que ce soit la musique du moyen-âge, que ce soit des connaissances techniques que vous auriez sur le rôle des différents instruments dans le galop...Tout ça ! Je considère comme un simple détail me tirer de difficulté pour l’affaire du rock. Ce qui est urgent, enfin ce qui n’a pas grande importance.
Tout ce que vous pourriez m’apporter,en ce sens, vous auriez ma reconnaissance très profonde. Et bien entendu, je vous donnerai douze U.V. pour toute votre vie. Même plus. C’est ce que je voulais dire. C’est comme un appel d’offre. Quoi que vous trouviez, vous me le racontez la semaine prochaine, parce qu’après je sens qu’il sera trop tard. Soyez gentils, cherchez. ... Le cristal sonore on n’en parlera plus au troisième trimestre ...
Et bien s, on y va là -dessus, on recolle avec le point où j’en étais. Et pourquoi j’ai fait ce schéma, qui ne vous échappe pas ? Est-ce que quelqu’un le voit, mon schéma ? Personne. Je vais vous l’expliquer. On en était à ceci : on avait vu et on n’avait pas tout à fait fini la première moitié. Ce qui définit l’âme, c’est un mouvement intensif, ou il y a un mouvement intensif de l’âme. La seconde moitié, vous savez d’avance ce qu’elle va être : le temps, c’est le nombre du mouvement intensif de l’âme.
Donc, le temps est une dépendance de l’âme et non pas du monde. C’est la tradition de ce splendide néoplatonisme, qui va du III° siècle au VI° siècle, de Plotin à Damascius. Il nous reste à finir le premier point : il y a un mouvement intensif de l’âme. L’âme détermine un mouvement intensif. Que ce soit l’âme qui le détermine, en fait ce n’est pas vrai. Mais c’est au niveau de l’âme que le mouvement intensif apparaît le plus clairement. On va voir pourquoi. Je prends une citation de Damascius, le dernier des grands néoplatoniciens. Damascius dit, et là la traduction est exacte, elle est mot à mot : « tout comme les éponges, sans rien perdre de son être, l’âme est seulement plus dense ou plus rare ». On a vu : densité ou saturation, rareté ou raréfaction, c’est les deux pôles intensifs. De quoi ? De la densité, la densité étant une quantité intensive. "A la manière des éponges, sans rien perdre de son âme, elle est seulement plus rare ou plus dense, l’âme".
C’est donc ça, ce que je présentais comme une dialectique, à la fois très différente de ce que sera la dialectique chez Hegel, mais très différente aussi de ce qu’était la dialectique chez Platon. C’est la dialectique proprement néoplatonicienne, pour laquelle je ne vois pas d’autre mot que le mot dont s’est servi Jamblique : la dialectique sérielle.
C’est une série. Alors Je peux reprendre, puisque ce schéma, il était très entamé la dernière fois. Je pars de là. Si je me donne un échelonnement, je me donne une série : en bas cette série tend vers zéro. Qu’est-ce que ce zéro ? Cette série tend vers zéro, et son point de départ, c’est un, puissance n. ... Un puissance n, donnons-lui un nom. C’est ce que les néoplatoniciens appeleront l’Un (avec un grand U) participable. Participable, ça veut dire quoi ? Ca veut dire que les degrés suivants participeront à cet Un, participeront à cette puissance. Pourquoi ? Forcément, puisqu’ils émaneront de cette première puissance. Emanant de cette première puissance, procédant de cette première puissance, ils y participent.c’est à dire ils en reçoivent l’effet. Ils y prennent part. Pourtant cette première puissance n’a pas de part. Donc ils y participent d’une autre manière que suivant la partie. Un puissance n sera dit l’Un participable. Ce qui veut dire que le degré plus bas, le degré suivant, que nous allons nommer normalement un puissance n moins un, ce sera précisément la seconde puissance, c’est-à-dire celle qui participe de l’Un participable.
Cette seconde puissance, Plotin lui donne pour nom : l’être esprit, l’être pensé. Une fois dit qu’au niveau de cette seconde puissance, il y a une unité, une unité absolue de l’être et de la pensée. Mais vous voyez que l’unité n’est plus celle de l’Un, elle est celle de l’être et de la pensée. Cette unité de l’être et de la pensée, Plotin l’appelle aussi bien : le « nous », en grec, ou « noos », que l’on traduit par convention, et très mal, « l’intelligence en tant qu’elle comprend tous les intelligibles ».
Je dirai donc que la seconde puissance, un, n moins un, participe de la première puissance, un puissance n. Après l’Un participable, il y a l’être esprit. L’être esprit participe de l’Un participable. Pourquoi l’être et l’esprit ne font-ils qu’un ? Précisément parce qu’ils participent de l’Un. Ca va ? De un, n moins un, va sortir d’une manière ou d’une autre, une troisième puissance : un, n moins deux. Elle sera inférieure. Elle participera de l’être esprit.
Et cette troisième puissance participe de l’être esprit, et par l’intermédiaire de l’être esprit, participe de l’Un participable. C’est ce que Plotin appellera « l’âme ». Voyez, là ça varie. J’ai pris moi, un truc qui me convient. je ne dis pas que ce soit exact..
Quatrième puissance : la physis, la nature, qui participe de l’âme. Le cosmos. Et puis l’apparaître ou l’apparition de phénomènes, c’est-à-dire la physis dans sa splendeur sensible, c’est-à-dire la physis considérée comme ensemble de phénomènes, qui forme une puissance encore inférieure, etc. Jusqu’à zéro . Toujours un mystère pour ce zéro. Première question : pourquoi j’ai mis des pointillés, en-bas ? Mon schéma s’éclaircit, j’espère, à mesure que je le commente. J’ai mis des pointillés en-bas parce qu’en un sens, ça va à l’infini. Il y aura toute une série de puissances avant zéro. Chaque chose prise dans son individualité sera elle-même une puissance.
Et pourquoi que j’ai mis là-haut des petits...tirets... pointillés, avec Un puissance N (mais N écrit en majuscule) ? C’est que, c’est bien connu, les néoplatoniciens, dans leur excellente tentative d’ériger toujours l’Un au-dessus de l’être, n’ont jamais fini avec la profondeur. C’est une dialectique en profondeur. Or, c’est ce que j’essayais de montrer, je ne reviens pas là-dessus : la profondeur, elle ne peut émaner que d’un sans fond. Le "fond", les allemands, Schelling se rappellera tout ça, il connaissait rudement le néoplatonisme. Je ne dis pas qu’il est néoplatonicien, mais il connaissait très très bien. Quand Schelling nous apprendra qu’au delà du fond, c’est-à-dire du ground, il y a le Abground, le sans - fond, et que au-delà du Abground, il y a le Unground, par-delà tout fond, par-delà le sans - fond. Et qu’il écrira ces pages splendides, qui vont être les bases du romantisme allemand sur le jeu du Ungroun, de l’Abgrond et du ground. Si bien que , je dirais qu’un puissance n, c’est le plus profond, mais c’est quand même déjà de l’Un participable. Donc il faut bien que lui-même "sorte" de quelque chose. Il faut que le plus profond sorte de quelque chose, d’un sans - fond. Et le sans - fond, lui c’est l’Un imparticipable. L’Un imparticipable, impossible à participer.
Alors qu’elle est la fonction de cet Un imparticipable, qui recule à l’infini ? Chez Damascius, c’est très émouvant, cet Un imparticipable, qu’on ne peut même pas toucher, chaque fois que on le touche là, il recule. Puisque au mieux, on peut apercevoir à travers la brume de l’être, l’Un participable. L’Un imparticipable, c’est inconcevable. C’est l’Inconcevable à l’état pur. Il est le "non pensable ! Mais il faut que la pensée pense, y compris le "non pensable". Le "non pensable" ça sera l’Un imparticipable ( )... Alors quelle est sa fonction ? Il est nécessaire à toute la série, parce que, très bizarrement, c’est l’Un imparticipable qui donne à participer (...). Si il n’y avait pas l’Un imparticipable, il n’y aurait ni participation de l’être à l’imparticipable, ni Un participable auquel participe l’être. Toujours... Damascius, c’est celui qui dirait : « Derrière tout Un, il y a un Un, encore plus Un » . C’est-à-dire un Un, qui n’est plus rien que Un. Bon ! D’où pour ceux qui voient - peut être essayer d’éteindre ? Peut être que on verrait mieux mon schéma, si vous essayez d’éteindre. On le voit mieux ? Non ? Evidement, on risque pas de le voir, je le bouche, je m’aperçois.. D’où que je sois, je le boucherai à quelqu’un alors.. Bon, alors, vous rallumez... Pardon, alors, vous rallumez, si vous voulez bien...
Prenons, une situation moyenne. Voyez, quand j’ai tout centré sur l’âme, j’avais pas exactement le droit, mais je pensais déjà que vous corrigeriez de vous-même. J’avais pas tout à fait le droit, puisque l’âme, en fait, elle vient en troisième puissance. Mais ça n’a aucune importance, aucune importance. Parce que je peux très bien dire que les puissances supérieures sont des âmes supérieures. Que les puissances inférieures sont des âmes inférieures. Si j’ai pris l’âme, c’est parce ce que c’est en elle que se révèle à l’état pur, le mouvement du "devenir dans" et du "devenir par", précisément en fonction de ce que l’on va voir. Elle est la plus apte à produire les choses suivantes et à se retourner sur les choses précédentes. Elle a une espèce de position clé. Mais on ne peut pas dire que ce soit une dialectique de l’âme, c’est une dialectique où l’âme est un des degrés de puissance parmi les autres, dans la série du sens. Alors, regardez bien, mon schéma sur l’âme. J’ai mis en rose, disposant de craies de couleurs différentes. Donc l’âme c’est un N-2 - C’est ça, elle là, l’âme.
Premier mouvement : elle s’épanche. Elle se donne. Elle se tourne vers ce qui la suit. Elle se tourne vers ce qui la suit ! Elle se donne ! Ca veut dire quoi ? Le don, néo platonicien, c’est une philosophie du don. Donner ça veut dire : donner à participer, donner à participer. Elle se donne à participer. A quoi se donne t’elle à participer ? Et bien, à ce qui en participe, ou à ce qui va en participer. A savoir ce qui vient après l’âme, la nature.
Donc j’ai un premier mouvement - et c’est cela que j’ai mis en rouge : L’âme en se donnant, s’épanche dans la nature. Elle produit la nature. Elle produit la nature. Cette production, c’est ce que - et je cite ce mot, parce qu’il va nous être important tout à l’heure pour un auteur moderne qui dépend étrangement de toute cette histoire, bien que grand auteur, très moderne. Le mot dont se serviront les nouveaux platonicien c’est : la poliesis. C’est-à-dire une production-création. Voyez.. En se donnant à Un quelque chose qui n’est pas encore, ce à quoi elle se donne, elle le fabrique, elle le produit en se donnant. C’est très amoureux tout ça. C’est très religieux, c’est très... C’est très fort.. Faut vivre tout ça.. Si vous voulez, c’est des concepts, c’est en même temps des concepts philosophiques. Mais en même temps, je reprends toujours ma ritournelle : si vous ne les doublez pas avec des affects, ça veut rien dire tout ça, ça vaut rien.. Ils vivaient comment ? C’était de saints hommes. C’était de saints hommes. Non chrétiens. Ouais, mais quels hommes, c’étaient ! Et mieux, quels philosophes !
Alors, cette poliesis, par laquelle l’âme va produire la puissance inférieure, la suite. Ce mouvement qui va donc de un N-2 à un N-3. Ce mouvement qui va - je dirais aussi bien, de la première puissance, à la seconde. De la seconde à la troisième, de la troisième à la quatrième, de la quatrième à la cinquième.
Les néoplatoniciens l’appellent : Procession ou émanation. Le terme suivant, procède du précédent. Ou il en émane.
Chaque degré de puissance, prit en lui-même, sera une Manence. Qu’est ce que l’on appelle une manence ? Il demeure en soi-même. Il reste en soi. Ce qui reste en soi, nous l’appelons : Manence. Car on mêle de Latin et le grec pour montrer que l’on pratique toutes les langues. Manéré, c’est demeurer. Donc une Manence en grec, c’est ce que l’on appellera : une hypostase. Et vous ne pouvez pas guère rencontrer, lire du Plotin et à plus forte raison ses successeurs, sans rencontrer à peu près à toutes les pages, l’expression grecque : hypostase.
Ou bien, je vous le disais, c’est une puissance, mais c’est pas une puissance qui s’oppose, c’est pas une puissance à la manière d’Aristote. Chez Aristote, ça a beaucoup changé, chez Aristote, la puissance s’oppose à l’acte. La puissance, c’est ce qui est en puissance. Par exemple : le bois est en puissance de statue. Une statue. Si je fais une statue en bois. La matière, c’est la puissance, la forme, c’est l’acte. Pardon pour ceux qui connaissent Aristote, non pas que ce que je dis soit faux mais ce que je dis est tellement rudimentaire que.. évidement, Aristote dépasse ce point de vue. Mais enfin, restera chez lui, toujours, une distinction et même une opposition entre l’être en puissance et l’être en acte. Pour les néo platoniciens, l’acte c’est toujours l’acte de la puissance elle même. L’acte, c’est l’expression de la puissance en tant que telle.
Ca va tellement loin, qu’un philosophe de la Renaissance, dont je vous avais juste dit un mot... Juste un mot, a crée un concept admirable. Le cardinal de Cuze, le cardinal de Cuze a crée un concept formidable... très très beau Mais faut savoir un peu.... Faut savoir le latin pour le comprendre, il ne vaut que par son mot. Il voulait expliquer contre Aristote, cette unité de la puissance et de l’acte. Que l’acte était toujours acte de la puissance en tant que puissance. Et il a créé, le concept - il en faisait un véritable concept de sa philosophie - le concept de « possest ». Il parlait "du" possest. Le possest. Pour ceux qui n’ont pas fait de latin, je m’explique : « possé » c’est l’infinitif du verbe pouvoir. Possé cela veut dire « le pouvoir ». La troisième personne du verbe pouvoir : « il peut » c’est poteste. Poteste. Le cardinal crée un mot barbare, mais un mot formidable. A savoir, il crée le mot, à condition que cela réponde à une notion : posse-st. Que l’on pourrait traduire en français, je ne vois pas d’autre manière de le traduire : Les pouvoirs : « Le » et « pouvoirs ». Pourquoi est ce qu’il exprime le besoin de forger un mot barbare ? Le possest ? Le concept, de :« Les pouvoirs », pour marquer que le pouvoir en tant que pouvoir est acte (..). Bon ! En tout cas, je peux dire de chacun de mes degrés de puissance qu’il est manence, puissance, hypostase.. C’est à dire "possest". D’un degré au degré suivant, d’un degré au degré inférieur, j’ai un chemin qui est : la procession, l’émanation.
Voyez : La manence, c’est l’acte par lequel la puissance reste en soi. L’émanation, c’est l’acte vers lequel la puissance inférieure procède de la puissance supérieure.
D’où, mes petits machins rouges de P2 à P3, de P3 à P4, de P4 à P5 de P1 à P2 : j’ai une émanation, une procession. Mais quelque chose ne sort pas de rien. C’est à dire : P2 ne sort pas de P1 sans se retourner vers ce dont il sort. P3 ne sort pas de P2 sans se retourner vers ce dont il sort. C’est le mouvement complémentaire de la procession ou de l’émanation, à savoir la conversion. Chaque puissance se retourne vers ce dont elle procède. Et aucune puissance ne procède d’une puissance supérieure sans se retourner vers ce dont elle procède. A peine je dis ça, qu’il est clair que, Il est évident que ce que je viens de dire est inexact. Car la conversion elle fait encore mieux que ça. La conversion ne se contente pas de : « être le symétrique inverse de l’émanation ». C’est ça qui est beau, c’est ça qui est très beau. Et c’est ça, souvent que l’on risque souvent, de ne pas voir. A ce moment la dialectique sérielle, on en fait un truc très linéaire.
Tandis que l’on allez voir comment on obtient une belle spirale et même des spirales imbriquées les unes dans les autres. Ah !.. Je dis, pour plus de clarté mettons : B procède de A. Non c’est pas ça, je dis : C procède de B. Puissance 3 procède de puissance 2. Mais dans la conversion, puissance 3 ne se contente pas de se convertir à puissance 2, il se convertit à ce dont procède puissance 2 elle même. D’où, en effet, c’est bien forcé, c’est forcé. Puisque la puissance dont procède, la puissance 2 dont procède puissance 3, n’existait elle même qu’en se convertissant vers la puissance précédente. Il faut donc, que la puissance qui procède d’une puissance, se convertisse, non pas seulement vers la puissance dont elle procède mais vers la puissance dont procède la puissance dont elle procède. Ce qui nous donne la conversion elle, elle a comme deux degrés de puissance. Si bien que vous allez avoir un mouvement formidable, ou chaque point la conversion va remonter. Ca va unir les puissances, les mettre les unes dans les autres. Vous comprenez ? Je dirais : la puissance 3 procède de la puissance 2, mais la puissance 3 « se convertit à la puissance 1. Si bien que ça avance comme ça, ça avance comme ça : une grande conversion, une grande procession. Chaque fois, la conversion reprend non seulement la procession, parce que sinon, il y aurait scission dans la série. Elle assure comme, la réunification de toute la série, à chaque stade de la conversion. C’est beau, très beau. Ouh, la, la !... J’en peux plus !
Alors ça doit vous expliquer quelque chose ? Pour en finir avec tout ça. Pourquoi c’est de l’intensité ? Chaque degré de puissance est une unité. Voilà pourquoi, c’est de l’intensité. Chaque degré de puissance est une unité, ça c’est le premier point.
Chaque unité contient une multiplicité virtuelle. Chaque unité contient une multiplicité virtuelle, à savoir : la multiplicité des termes qui en procède. La multiplicité des puissances qui en procède.
Troisième point : Pourquoi cette multiplicité est elle virtuelle ? Parce que, quand elle s’actualise - Là vous devez comprendre d’un coup, d’un éclair. C’est pas du raisonnement. C’est parce que la multiplicité contenue dans une puissance est nécessairement virtuelle. C’est la multiplicité des degrés, qui procède de la puissance. Or cette multiplicité quand elle s’actualise, elle s’actualise en effet. Mais elle s’actualise sous qu’elle forme ? Sous la forme de la puissance suivante qui à ce moment là, fonctionne comme une unité. Et cette unité contient à son tour une multiplicité virtuelle. La multiplicité des degrés suivants. Mais quand cette multiplicité s’actualise, elle s’actualise sous l’unité du degré suivant. Donc c’est toujours une multiplicité virtuelle. Astuce diabolique ! Le multiple ne cessera pas d’être une multiplicité comprise. Le multiple ne cessera pas d’être comprit dans l’Un. Puisque, il sera purement virtuel et que il ne pourra s’actualiser que sous la forme d’un nouvel Un, qui procède de l’Un qui contenait la multiplicité. AH !... Oui ? Ca marche ? Qu’est ce que vous voulez, c’est que l’on n’est plus à Alexandrie... Ils comprenaient ça dans le temps, ils comprenaient ça.. il y a des choses que l’on comprend maintenant, hein ?... Bon.. Alors ! Mais c’est pas tout ! Non, c’est pas tout ! D’où je reviens à mon thème, parce que celui là, il m’intéresse, on se rapproche quand même de choses plus modernes.
Mais enfin, encore une fois on n’a absolument pas le droit, de traiter le texte fameux de Kant sur les quantités intensives, comme un texte original de Kant. Et ça m’importe beaucoup dans ce qu’il nous reste à faire la semaine prochaine. Où est la nouveauté de Kant ? Car encore une fois dire qu’il y a une nouveauté de Kant, mais le j’habite sur les quantités Intensive intitulées dans la critique de la raison pure : axiomes.. Heu, non anticipation de la perception. C’est pas là, qu’on a du nouveau puisque Kant nous dit ceci, qui traîne, dans tout le moyen âge, et qui remonte aux néo- platoniciens. Il nous dit : « Qu’est ce qu’une quantité intensive ? » Il nous dit : « C’est une grandeur, c’est une grandeur, c’est une quantité dont la grandeur est appréhendée comme unité ». Un degré de chaleur quel qu’il soit, que ce soit cent degrés, mille degrés, dix milles degrés.. Ou trois degrés.. Et bien, la quantité intensive est toujours appréhendée comme une puissance, Une. C’est donc une quantité dont la grandeur est appréhendée comme unité dans laquelle, la pluralité est virtuelle. Et en effet trente degrés, c’est pas deux fois quinze degrés. Ca contient deux fois quinze degrés mais virtuellement. C’est pas en ajoutant quinze degrés à quinze degrés que vous faites trente degrés. Sinon - comme disait, déjà Diderot, spirituellement - il suffirait d’additionner des boules de neige pour faire de la chaleur. Heu.. Bon. La Quantité Intensive elle est pas additive, elle n’est pas additive, c’est évident. C’est la quantité extensive qui est additive.
Donc, Kant nous dit : « La Quantité Intensive, c’est ce dont la grandeur est appréhendée comme unité » . Premier caractère.
Donc ce dans quoi la multiplicité ou la pluralité est virtuelle. Deuxième point...
Troisième point : et ne peut être représenté que par son rapprochement à la négation égale = 0. C’est-à-dire, par sa distance indécomposable à 0. Une fois dit, que le degré inférieur sera lui aussi défini par sa distance indécomposable à 0, et qu’il y aura emboîtement de distances indécomposables. On ne pourra pas dire de combien. On pourra dire qu’une distance est plus petite qu’une autre, on ne dira pas de combien. C’est ça la définition de la Quantité Intensive chez Kant ! Je dis juste : « il y a rien de nouveau là ! ». Si bien que, tous ceux qui se sont appuyés - et on verra que c’est une école puissante d’interprétation du kantisme - qui se sont appuyés sur le chapitre sur les Quantités Intensives pour comprendre l’ensemble de la Critique de la Raison Pure, par définition, ça me semble être passer complètement à côté, puisque c’était pas là la nouveauté de Kant. Et bien plus ! ça fait de Kant, à ce moment là, une espèce de platonicien, et c’est pas par hasard...Ceux qui, là... je, j’en ai trop dit. Ceux qui ont interprété Kant en fonction de la Théorie des Quantités Intensives, c’est une école allemande très intéressante de la fin 19ème, début 20ème, dont le principal représentant était Hermann Cohen ! Qui était un philosophe très, très remarquable. Pas connu, il n’a jamais été connu en France, mais c’était un philosophe tout à fait...tout à fait important. Bon, eh bien ! Toute l’interprétation d’Hermann Cohen porte à la fois, d’une part, sur les Quantités Intensives, et comme on l’a toujours remarqué, consiste à platoniser, platoniser Kant. Et c’est forcé qu’il y aura que la nouveauté de Kant. Toute l’interprétation de Heidegger, concernant le kantisme, est dirigée, c’est pour ça que c’est important de le savoir au moins, est dirigée contre l’interprétation de Cohen. On verra pourquoi. La question ce serait : « Est-ce que d’une toute autre manière Heidegger lui aussi, ne rate pas complètement la nouveauté du kantisme ? » Est-ce qu’on peut dire ça ? Oui, on peut dire ça ! Est-ce que c’est vrai ? A vous de juger ! Bon !
Enfin, on parle pas de ça pour le moment. Mais, vous voyez c’est forcé, et, comment se définira la Quantité Extensive ? Enfin par opposition. La Quantité Extensive, je dirais, c’est ce dont la multiplicité, c’est une grandeur dont la multiplicité est toujours actuelle.
Et dès lors, second caractère : c’est donc une grandeur dont la multiplicité est toujours actuelle, et (coupure de la bande) alors que la Quantité Intensive c’est une profondeur !
( Gilles Deleuze chantonne) Sauf que ! Sauf que ! Sauf que, avant d’en avoir fini ! On touche au but de cette première partie... Avant d’en avoir fini, faut convenir de quelque chose ! Plus, je descends - vous me direz : « ça va tout changer ! » - « non, ça change pas tout », mais.. Et il faut être sensible à cette essence de l’intensité.
Plus je descends, et plus je considère des manences comme proches de ;(..). Plus je considère des puissances basses. C’est-à-dire, pour parler comme Damascius, des puissances rares ! Par opposition aux puissances denses ! Des puissances raréfiées ! Donnons un grand « N » à 0 : j’ai tout un échelonnement de puissances, de moins en moins denses, de plus en plus raréfiées. Et bien, plus je descends mon échelle de puissances, plus la multiplicité tend à devenir actuelle. Elle tend ! Ça se complique ! Plus la largeur, c’est-à-dire la Quantité Extensive, tend à se présenter, et donc, plus la chute idéale - puisqu’on a vu que, déjà dans le plus haut il y avait une chute idéale au sens où la lumière tombe sans cesser d’être en soi, s’en cesser d’être une manence qui reste en soi, elle tombe, chute idéale de la lumière, qui n’est pas une chute réelle ! - et bien, plus je descends l’échelle des intensités, plus la chute idéale, tend à se doubler d’une chute réelle ! Et les trois ne font qu’un.
Plus la multiplicité tend à devenir actuelle, plus la largeur s’affirme au détriment de la profondeur, plus la chute tend à devenir réelle au lieu de simplement idéale. Vous comprenez ? En d’autres termes, ça se détend. Mon échelle des intensités se détend, plus je la descends. Voilà.
Vous tenez bon encore ou vous avez besoin d’un petit repos ?... Ah ?... Faut rouvrir les fenêtres !... Bon, mais alors, pas longtemps, hein ?... Quatre minutes de repos. Quatre minutes ! (Retour)
C’est-à-dire notre seconde partie. Vous voyez de quoi il s’agit dans notre seconde partie ?... Heu... C’est triste, fermez la porte quand Il y a un si beau soleil, mais, ça me trouble beaucoup là !..
Voyez, notre seconde partie, c’est exactement, eh bien ! Une fois donné ce mouvement intensif de l’âme extrêmement complexe donc, comment le temps va-t-il surgir comme le nombre de ce mouvement ? Pour le comprendre, il faut d’abord considérer une chose qui va de soi. L’éternité ! L’éternité, il l’appelle « aiôn ». C’est le célèbre aiôn grec. Faut que je schématise aussi hein, parce qu’il y a plein d’autres choses dans l’aiôn, il y a d’ailleurs toutes sortes de choses... L’ aiôn ! Qu’est-ce-que désigne l’aiôn ? L’aiôn, il désigne ce fait que tout est ensemble. Que toutes les puissances sont les unes dans les autres. Elles sont les unes dans les autres, tant les puissances suivantes que les précédentes. Les puissances suivantes sont dans les précédentes par émanation, les puissances précédentes sont dans les suivantes par conversion, par conversion des suivantes. Les puissances suivantes saisissent les précédentes par la conversion. Les puissances précédentes appréhendent et contiennent les suivantes, par émanation. Cette intériorité des puissances les unes dans les autres, c’est l’aiôn ou l’éternité !
Seulement, on vient de dire déjà l’essentiel. Qu’elles soient les unes dans les autres, ne les empêchent pas de se distinguer. Si vous comprenez ça, vous avez tout compris ! Ça suffit de comprendre ça ! Je répète ! Ça ne les empêche pas de "se distinguer". J’ajoute, peut-être que ça les empêche "d’être distinctes". Mais les néo-platoniciens sont très attentifs aux mots qu’ils emploient. Ça ne les empêche pas de se distinguer. Peut être que ça les empêchent pas d’être distincts ou distingués. Pourquoi ? Etre distinct ou distingué, c’est ce qu’on appellera l’état d’une différence extrinsèque. La craie se distingue de la table. (Bruit de craie qui tombe sur une table.) Le mur se distingue du mur qui lui est perpendiculaire. Non ! Oh la la ! qu’est-ce que je raconte ? Oh, mais non, je me suis tout trompé.
La craie est distincte de la table. La pauvre, elle se distingue pas, comment vous voulez qu’elle se distingue ? La craie est distincte de la table. Et, elle est distinguée. Elle est distinguée par moi, par moi, par le nous, par l’âme. Elle est distincte en soi, d’une distinction extérieure... Je veux dire, la craie est hors de la table. La distinction extérieure, c’est quoi ? C’est le statut des quantités extensives. « Partes extra partes » : la quantité extensive se définit par l’extériorité de ses propres parties. C’est ce que les grecs dans leurs mots à eux, je cite ces mots parce que c’est très important - c’est ce que les grecs appellent le domaine des « ta- alla ». « Ta-alla », « ta-alla », c’est quoi « ta-alla » ? C’est les autres ! Et ça s’écrit : « ta », qui est l’article neutre [Gilles Deleuze écrit en même temps au tableau] « alla » : « ta-alla ». C’est les autres au neutre. Voilà ! Je dirais « ta-alla », c’est la multiplicité actuelle ou la quantité extensive. C’est la distinction extrinsèque.
Bon, il n’est pas question que, entre les puissances, il y ait une distinction extrinsèque. Ce serait contre les exigences de l’aiôn, contre les exigences de l’éternité. Les exigences de l’éternité, c’est qu’en même temps, c’est que toutes les puissances soient ensemble ! En d’autres termes, toutes les puissances sont ensemble en tant qu’elles sont Un ! En d’autres termes, elles ne sont pas du domaine des « ta-alla ». Une puissance n’est pas autre qu’une autre. Mais l’aiôn n’exige pas et n’empêche pas que, s’il est vrai que les puissances ne sont pas distinctes ni distinguées, il est vrai pourtant qu’elles se distinguent. Les grecs l’ont parfaitement (inaudible) au pronominal, ils emploient le terme au pronominal pour indiquer cela. Et ils ont un autre mot que « ta-alla », les autres. Ils ont le mot « hétéros », qui a donné chez nous « hétérogénéité ». Et dont il est très difficile de dire, tant ce mot est riche chez les grecs dans sa différence avec « ta-alla », dont il est très difficile de traduire. Ils en tirent un substantif, qui est « hétéro tès », l’ « hétéro tès », l’ « hétéro tes ». Voyez, on ne peut même pas dire l’altérité. La meilleure traduction de l’ « hétéro tès », ce serait : le fait ou l’acte ! La puissance « acte » de se distinguer. Le « se distinguer » saisi dans sa puissance acte. Les puissances sont toutes prises ensemble, mais elles se distinguent d’une distinction interne. « Hétéro tes » et non pas « ta-alla ».
Pourquoi est-ce qu’elles se distinguent ? Tous les degrés de puissance sont pris ensemble dans l’aiôn, mais, un degré ne se confronte pas avec un autre. L’ensemble des processions et des conversions met toutes les puissances ensemble dans l’aiôn, mais en même temps l’ensemble des conversions et des processions distinguent chaque degré de puissance de l’autre. Chaque degré de puissance est pris dans l’acte de se distinguer des autres. Il se distingue des autres, en quel sens ? En ce sens que les autres procèdent de ceux qui le suive, et qu’il se convertit vers les autres, ceux qu’il précède. Il y a un « se distinguer » pris dans sa source comme distinction interne à l’aiôn. En ce sens, est prit dans l’acte de sa distinction interne et pronominal, de sa distinction réfléchie, un « se distinguer » de l’autre, « hétéro tès ». (Deleuze épelle ensuite le mot « hétéro tès » à un élève)
Votre corps est le mien. Mais encore, faudrait voir de plus près ! C’est des (dalles), nos âmes ! Nos âmes, c’est du domaine de l’« hétéro tès ». C’est une distinction interne. Elles se distinguent au sein de l’âme. Et cette distinction est inséparable d’un processus de « se distinguer », du « se distinguer ». Voilà. En tant que chaque degré de puissance se distingue des autres et est pris dans le processus du « se distinguer », on dira qu’il est un « nûn ». Vous en apprenez des mots, hein ? Un « nûn »... j’ai plus de place... là, j’ai une petite place... (Il écrit au tableau)... Il est un « nûn ». Mais là aussi c’est bien difficile de traduire ce mot grec. Le « nûn ». « N », « U », accent circonflexe, « N ». C’est un nûn ! Je peux pas dire autre chose ! (Rires dans la salle) Alors si on essaie de dire autre chose, c’est quoi ? C’est un "pur maintenant". Vous me direz : « Mais, tu te donnes le temps » ? Pas du tout, je me donne l’aiôn. C’est tout. L’éternel. Le nûn grec, ou du moins néo-platonicien, ne présuppose pas le temps. Ils ne sont pas idiots. Il ne présuppose pas le temps. Je définirais le "maintenant" comme le point acte de la distinction interne au sein de l’aiôn. Je ne me donne donc rien du temps. Chaque degré de puissance est un maintenant. En tant que, il se distingue du dedans des autres degrés de puissance. Le nûn, c’est le « se distinguer » du temps.
Voilà ! Vous sentez que déjà on tient le point de départ de cet engendrement du temps, de cette genèsse du temps dans le néo-platonisme. Le nûn va être évidemment la matrice du temps, mais pourquoi. Tout le génie de Plotin, ça, tout le génie ! A ma connaissance, c’est vraiment le premier, le premier grand texte qui nous dit quelle est l’activité de l’âme en tant qu’âme. L’activité de l’âme étant en tant qu’âme, c’est la « sunthesis », c’est la synthèse. Troisième Ennéades, chapitre 8, livre 7...de « L’éternité et du temps ». C’est dans ce chapitre fondamental que nous apprenons que l’activité fondamentale de l’âme, c’est le nûn, donc la synthèse. Oh ! Mais vous me direz : « comme tu vas vite ! » Pourquoi le nûn ? Vous avez compris que le nûn ne supposait pas le temps. Le nûn est le pur maintenant, c’est-à-dire le « se distinguer » de chaque puissance en tant qu’elle se distingue du temps des autres puissances. Ca va ?... hein ? Je vais lentement, parce que je crois que j’en peux plus, je suppose que vous non plus vous en pouvez plus... Heu... Bon !... D’accord ça, ça va !... Mais de quel droit, il vient à me dire c’est la synthèse ? Le nûn c’est la synthèse. Vous comprenez, si je montre ça, on a gagné. Parce que, si c’est la synthèse, c’est la synthèse de quoi ? C’est la synthèse constitutive du temps. Bon !
Les néo-platoniciens, je le dis parce que l’on traite ça tellement , sont les premiers à avoir conçu que le temps était inséparable d’une synthèse du temps. Et selon eux, c’est l’âme qui opère dont l’essence même est d’opérer la synthèse du temps ! Et quand on prétend découvrir cette idée chez Kant, même en la transformant un petit peu, même en disant que c’est pas tout à fait pareil chez Kant, c’est absurde parce qu’encore une fois Kant ne peut pas avoir dit ça, puisque ça avait déjà été dit. Et ça avait été dit par Plotin. Sauf que Kant n’apprécie pas tellement d’être...heu... Alors pourquoi le nûn est-t-il la synthèse du temps ? En un sens on l’a déjà dit il y a plus qu’à reprendre. C’est curieux, remarquez. Le nûn, c’est deux choses pour le moment. C’est le « se distinguer », et c’est la synthèse. Mais comment l’acte de « se distinguer » peut-il être synthèse ?
C’est curieux ça. C’est même généralement le contraire. La distinction c’est l’analyse. La synthèse c’est ce qui réunit. C’est bizarre, ça fait partie aussi des étonnantes découvertes néo-platoniciennes. C’est par la synthèse que ça se distingue. C’est par la synthèse que la distinction arrive au pronominal. Le « se distinguer » : peut être que les choses distinguent, « ta-alla » ! Peut être que ça, ça renvoie à l’analyse. Mais le « se distinguer » comme archè, ça c’est la synthèse elle-même.
Pourquoi ? Pourquoi le « nûn », le « maintenant » ? Pourquoi le maintenant de l’éternel, le maintenant compris dans l’éternel, tout comme chaque degré de puissance est compris dans l’aiôn. Comment le nûn est-il une synthèse ? On l’a vu. Chaque nûn en tant que degré de puissance qui se distingue du dedans ;, l’art de se distinguer du dedans ! Il se distingue du dedans. Comment ? Il se distingue du dedans des autres degrés de puissance par deux mouvements simultanés : le mouvement par lequel des puissances suivantes en procèdent, le mouvement par lequel il se retourne et se convertit vers les puissances précédentes. Voilà son art de se distinguer. En tant que des puissances suivantes en procèdent et en tant qu’il se retourne lui-même vers les puissances précédentes, il se distingue des puissances précédentes et des puissances suivantes.
Le mouvement par lequel il se tourne vers les puissances suivantes, appelons-le projection, projet. Il se projette. Il se protend, protention. Il s’élance.
Le mouvement par lequel il se retourne vers les puissances précédentes, la convection, appelons-la rétention, recueillement, mémoire. En d’autres termes, dans le « se distinguer » chaque degré de puissance en tant que nûn distingue en acte et constitue ce qu’il distingue : un passé et un futur.
Qu’est-ce que le temps ? Le nûn ne présuppose pas le temps. On l’a vu. Le temps est le produit de la distinction par le nûn d’un futur et d’un passé dans le nûn. Le temps est le produit de la distinction interne d’un futur et d’un passé dans le maintenant. Le passé renvoyant à la conversion, le futur renvoyant à la procession. S’élancer vers, se retourner vers. En d’autres termes, le temps est le produit de la synthèse effectuée par le nûn.
Qu’est ce que la synthèse ? C’est la distinction dans le temps... non, pardon, j’ai fait un contresens... c’est la distinction dans le maintenant d’un passé et d’un futur. Et à chaque niveau, pour chaque nûn, pour chaque degré de puissance, pour chaque puissance, il y aura constitution du temps, il y aura constitution synthétique du temps. Et la constitution synthétique du temps, c’est l’acte par lequel le nûn se divise en un passé et un futur. Le passé et le futur ne sont pas des dimensions d’un temps préexistant. Le passé et le futur sont l’expression de la distinction interne propre au nûn, propre au maintenant.
Qu’est ce qu’il va nous montrer ? C’est très simple. Qu’est que c’est ce passé et ce futur ? Ce passé de la conversion et ce futur de la procession. C’est-à-dire... faudra dire... le nûn, en tant qu’il se divise en passé et en futur, c’est le temps originaire. C’est le temps originaire ! Qu’est que cela veut dire ça ? Pourquoi temps originaire ? C’est tout simple. Le temps, pourquoi c’est du temps originaire ? C’est peut-être bien un autre temps. Mais un temps qui va découler du temps originaire. Parce que pour le premier moment il y a quelque chose de très frappant. J’ai parlé de passé et de futur. Mais, quand c’est le nûn qui se divise en passé et futur, je dois dire qu’il se divise en passé à l’état pur et futur à l’état pur. Qu’est-ce que ça veut dire « un pur futur » et « un pur passé » ? Ça veut dire que le passé et le futur sont des formes. Ben oui c’est des formes !
Avant que je puisse dire - là écoutez-moi c’est la dernière chose difficile à comprendre pour aujourd’hui - avant que je puisse dire quelque chose est passé - là c’est un point qui n’a pas vieilli, je crois que l’on ne peut même pas le discuter ça, seulement ça change toute la vie quand on comprend ça, c’est pas matière à discussion, il n’y a pas de philosophes qui puissent dire autre chose, tout le monde est d’accord là-dessus ? - avant que je puisse dire quelque chose de passé, il faut qu’il y ait une forme du passé.
D’où ça viendrait le passé ? D’où ça vient le passé ? Si vous me répondez : « Beh, le passé ce n’est pas compliqué, c’est un ancien présent. C’est un présent qui n’est plus. » Non, pas du tout. Je n’ai pas parlé de présent. Le nûn c’est pas le présent. On l’a vu. Tout à fait autre chose que le présent ! Mais supposez que quelqu’un de pas philosophe dise : « Beh oui le passé c’est l’ancien présent ! » Non. Non, c’est un présent qui n’est plus. Bien entendu il n’est plus. Je me demande à quelles conditions je peux le saisir comme passé ? A quelles conditions je peux saisir l’ancien présent comme passé ? Même chose de l’autre coté.
Est-ce que je peux dire : « le futur c’est le présent à venir ? » Pas du tout, je ne peux pas dire ça. Le présent à venir, c’est un passé et c’est un présent qui n’est pas encore. Un point c’est tout. A quelles conditions je peux (inaudible) le futur ? A quelles conditions je peux traiter l’ancien présent comme un passé et le présent à venir comme un futur ? C’est-à-dire, à quelles conditions puis-je traiter le présent qui n’est plus comme un passé et le présent qui n’est pas encore comme un futur ? Réponse : à condition que je dispose d’une forme de présent et d’une forme de futur, que je pourrai appliquer d’une part, au présent qui n’est pas encore, d’autre part, au présent qui n’est plus. Si la forme du passé ne nous vient pas d’ailleurs, je ne dirais jamais que l’ancien présent est passé. Je n’aurais pas l’occasion puisqu’il sera plus le temps. Pour que je puisse dire : « c’est du passé », il faut que l’idée de passé vienne d’ailleurs. D’où me vient l’idée de passé ? D’où me vient l’idée de présent ? En d’autres termes, dans l’idée de futur, il y a un passé pur et un futur pur. Et qu’est-ce qu’un passé pur et un futur pur ? C’est pas difficile. Un futur pur c’est un futur qui ne sera jamais présent. Un passé pur c’est un passé qui n’a jamais été présent.
C’est-à-dire une pure forme : forme du passé, forme du futur. En d’autres termes, je ne peux traiter un ancien présent comme un passé que parce que je dispose de l’idée d’un passé qui n’a jamais été présent. Si je n’avais pas l’idée d’un passé qui n’a jamais été présent, jamais les anciens présents je ne pourrais les saisir comme passé.
Ça les grecs, ils le savent depuis le début, ils le savent depuis Platon. Car Platon avait toujours dit : « la mémoire elle se fonde sur quelque chose de plus profond qu’on appelle la réminiscence ». Il disait : « la réminiscence, c’est ce dont je me souviens comme l’ayant vu dans une autre vie. » Mais, à ce moment-là, tous les grecs rigolent. Ils savent que c’est une manière de parler, c’est-à-dire un mythe, à un moment où on ne croit plus au mythe et il y a un moment qu’on ne croit plus au mythe. Pour Platon c’est nécessaire de parler comme ça. Parce que parler c’est très difficile, les idées c’est compliqué. Il faut inventer un langage. Il peut s’exprimer que comme ça ! Ce qu’il veut dire en fait, c’est que la réminiscence c’est le souvenir d’un passé qui n’a jamais été présent. Alors mythologiquement, ça se traduit par : souvenir d’un présent ou souvenir de quelque chose qui était présent dans une autre vie. Mais en fait il veut dire évidemment quelque chose de beaucoup plus rigoureux. A savoir : jamais les présents, jamais les anciens présents de votre vie vous ne pourriez les saisir comme passé, si vous ne disposiez pas d’un passé comme idée pure, comme forme pure, et la forme pure du passé, c’est évidement un passé qui n’a jamais été présent. Il faut que vous disposiez de la forme du passé pour appréhender les anciens présents comme passés. Aussi bien que je recommence : il faut que vous disposiez d’un passé qui n’a jamais été présent pour appréhender les anciens présents comme passé. Lumineux ! Même chose pour le futur.
L’âme c’est la synthèse, ou le nûn plutôt. Le nûn, le maintenant, c’est la synthèse qui produit le temps. Si vous préférez, c’est la synthèse du temps. C’est la constitution du temps originaire. Et qu’est-ce que le temps originaire ? Donc vous voyez que synthèse et distinction ne font qu’un, ils se confondent absolument. Qu’est-ce que la synthèse originaire ? Et bien, c’est la distinction d’un passé et d’un futur dans chaque nûn, dans chaque "maintenant".
Vous comprenez un petit peu ou ça va pas du tout, là ? Dès lors, on a le début de notre réponse. L’âme en effet produit le nombre ou la mesure de la quantité intensive parce que dans son activité synthétique, elle constitue un temps originaire qui mesure l’ intensité. D’où la question fondamentale : mais alors, qu’est-ce que veut dire « un temps plus long qu’un autre » ? Pas difficile. Un temps plus long qu’un autre, renvoie à ceci : c’est que le temps, c’est "l’extension" qui correspond à l’intensité. Qu’est-ce c’est que cette extension ? L’extension qui correspond à l’intensité, c’est l’étendue du passé et du futur qui correspond à chaque nûn. Un temps sera dit plus long qu’un autre lorsque le nûn correspondant produira un passé et un futur plus grands qu’un autre nûn. Il y aura ainsi des temps plus ou moins lents.
Un texte admirable moderne reprend tout cela et je vous demande instamment de le prendre aussi dans la liste des lectures que je vous ai proposées. Texte admirable intitulé « L’art poétique » de Paul Claudel. C’est un texte qui n’a que quelques pages, une quarantaine de pages. Très bizarrement, je ne comprends pas pourquoi - mais je n’ai pas lu l’introduction, ils l’expliquent peut être dans l’introduction - il n’est pas repris dans l’œuvre en prose de Claudel publiée dans « La Pléiade ». Alors c’est très curieux ça, alors que c’est un des plus beaux textes en prose de Claudel. Pourquoi, ils l’expliquent pas peut être. Peut-être qu’ils prévoient un second tome, je ne sais pas, je n’ai pas lu l’introduction.
Mais ce texte admirable « Art poétique » - à la fois Claudel est un très grand poète - mais vous voyez que, vous ne serez pas étonnés qu’il n’y ait pas une phrase sur la poésie dans ce texte. En revanche ce texte est mis sur le signe de Saint Augustin. Saint Augustin il en connait un bout dans le néoplatonisme. Même s’il lui fait subir des changements très importants. « Art poétique » c’est le retour au thème plotinien, néoplatonicien, de la poiesis. De cette action-création qui est précisément la synthèse. Et je vous lis... il fait précédé son texte très beau d’un résumé encore plus beau dont il le conçoit vraiment d’une manière humoristique comme une espèce de leçon. C’est un traité ! « L’art poétique » est fait de trois traités, dont le premier, celui qui m’intéresse, s’intitule « Connaissance du temps ». Et c’est un grand texte sur le temps. Et je lis quelques passages du résumé du texte, résumé fait par Claudel lui-même :
« La différence génératrice Je pique des mots comme ça. Mais vous n’avez plus de peine à comprendre. La différence génératrice c’est la distinction interne, c’est l’acte du nûn. L’espace où le dessin finit. Dessin comme dessiner. L’espace où le dessin finit, le temps où le dessin qui est en train de se faire.
Là aussi, faut faire attention ! Parce que si vous n’étiez pas passés par Plotin, vous vous diriez : « Mais c’est du Bergson ! Claudel est influencé par Bergson ! La fameuse distinction du « fait » et du « en train de se faire ». » Rien du tout. Piège. Abominable piège. Ne tombez pas dedans, surtout. Du coup ça nous donne, même raisonnement pour Bergson que pour Kant, on dit souvent : « Ah oui, la distinction bergsonienne entre le « tout fait » et le « en train de se faire » ! Si Bergson nous avait dit que ça ! Ça ce serait rien du tout que de dire ça. Ceux qui nous ont dit ça et qui l’ont dit pleinement et qui l’ont dit une fois pour toutes, pas besoin de le répéter, c’est les néo-platoniciens. Donc je reprends toujours mon thème : si Bergson nous dit quelque chose de nouveau, et Dieu qu’il nous dit des choses nouvelles, ce n’est pas sur le « tout fait » et le « en train de se faire ». Ce sera évidement ailleurs, on n’a pas le choix. Car le « tout fait » et le « en train de se faire », Claudel le sait bien, ça vient des néo-platoniciens et de Saint Augustin.
L’espace où le dessin finit - c’est-à-dire le dessin une fois fait- c’est le domaine des « ta-alla ». La distinction extérieure, extrinsèque. La différence génératrice, ou le dessin qui est en train de se faire, c’est l’ « hétéro tès », la distinction interne, le « se-distinguer ». Et Claudel enchaine : « Le dessin qui est en train de se faire en un mouvement universel qui est le temps. » On ne peut pas dire mieux, on ne peut pas résumer mieux la différence génératrice, où le dessin en train de se faire, c’est-à-dire la distinction interne, voilà ce qu’est le temps. Qui reçoit sa genèse du nûn, dans le nûn, à savoir l’acte puisant de la distinction en train de se faire. C’est du pire néo-platonisme. Et il continue : « L’origine du mouvement est le frémissement de la matière au contact d’une réalité différente. L’esprit, la chute à zéro : et ici éclate quelque chose qui va être fondamental pour nous la prochaine fois] : la peur de Dieu. » Qu’est-ce qu’il veut dire là ? Et enfin, l’argument, enfin le résumé se termine par : « Le passé est la somme sans cesse croissante des conditions du futur. » Autant dire que dans la synthèse génératrice du temps, qui consiste dans la distinction du passé et du futur dans le nûn, il y a primat du
(coupure)
Peu importe, on n’a pas le temps. Ce sur quoi je veux juste insister c’est que : la peur de Dieu ! Quelle merveille, la peur de Dieu ! Il fallait un converti comme Claudel pour pouvoir retrouver, pour ressusciter cette notion-là : la peur de Dieu. Et bien la peur de Dieu, qu’est-ce que ça peut être ? Beh prenons la même si on n’est pas doué pour ça. Qu’est-ce que c’est alors ? On aura toujours l’occasion d’avoir peur de Dieu. Et la peur de Dieu (inaudible). Non, c’est pas drôle, c’est pas drôle du tout, mais on comprend. Mais Dieu c’est ce qui ne cesse à travers tous les nûns et dans l’éternité d’opérer la chute idéale. Mais voilà qu’on sent qu’avec cette histoire du temps, la chute idéale, c’est rien la chute idéale, c’est la chute de la lumière, c’est la chute des anges. Mais c’est pas le diable. Mais voilà que la chute idéale elle se double. Elle va se doubler de plus en plus d’une chute réelle et qu’il n’y a pas de chute idéale sans chute réelle.
Autant le traduire en termes de temps, il n’y aura pas synthèse productrice d’un temps originaire, sans que ne soit lâché dans la nature un temps dérivé et un temps dérivé (inaudible) Là, on ne va pas rigoler. Fini de rire. La chute réelle double une chute, la chute idéale, la peur de Dieu. En d’autres termes, on a le même mouvement : du temps comme mesure de la quantité intensive va naître une anomalie fondamentale, tout comme du temps mesure de la quantité extensive naissait une anomalie fondamentale.
C’est par là que nos deux études se rejoignent strictement. Simplement l’anomalie qui naissait de la quantité extensive et du temps comme mesure de la quantité extensive, c’était quoi cette anomalie ? On l’avait très bien assignée, très bien si j’ose dire, on avait dit que c’était la crise. C’était la crise de la physique, de la politique, de la cité et de l’économique. C’était la grande crise, c’était la grande crise mondiale. Forcement puisque c’était le mouvement monde que le temps mesuré. Et bien lorsqu’on va considérer le temps comme mesure du mouvement intensive de l’âme, il va en naître une anomalie non moins terrible, peut être plus terrible encore. Et ce ne sera plus la crise, ce sera la peur.
Ce sera le temps de la peur, et non plus le temps de la crise. Et ce sera la peur de l’âme et non plus la crise du monde. Si bien qu’il n’y aura qu’une manière de s’en sortir : casser tout ça, casser tout ça, faire surgir, et prendre pour règle le temps anomale, accepter le temps anomale, épouser le temps anomale. A quel prix ? Pour vaincre la peur, pour vaincre la crise. A ce moment-là il faudra, mais le cœur saignant, se détourner de Plotin et se détourner de Platon, et se détourner d’Aristote, et se détourner de Saint-Augustin. Alors quoi ? Faire la réforme, devenir luthérien, calviniste. Ça ne sera pas la joie. Faudra essayer ça ! Emmanuel Kant.
Mais enfin, on n’a pas fini avec Plotin. Donc, j’en suis exactement à ceci : cette synthèse du temps originaire, comment va-t-elle entraîner la peur ? Comment va-t-elle opérer elle-même et comment va-t-elle entraîner la peur ?
Et ça peut être qu’on comprendra mieux en passant du néo-platonisme à Saint Augustin. C’est ce qu’on fera très vite la prochaine fois puisqu’on fera cette fin et puis Kant très vite. Voilà. N’oubliez pas ma petite histoire du galop.