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Écouter Gilles Deleuze
Vérité et temps, le faussaire
C’est très facile parce que je n’ai que des histoires à vous raconter. Mais ces histoires, il faut que vous ayez la gentillesse de les suivre sinon vous comprendrez plus rien ensuite. Voilà. Je dis : on a deux tout petits, on a deux acquis pour le moment.
A savoir : premier acquis l’hypothèse de ce qu’on appelle par commodité des formations cristallines qui se définiraient par une indiscernabilité, une indiscernabilité du réel et d’imaginaire, du physique et du mental, etc. Ces formations cristallines ainsi définies par l’indiscernabilité se distinguent, s’opposent à d’une part la forme du vrai, la forme organique du vrai qui, elle, implique la distinction possible du réel et del’imaginaire ; et d’autre part se distingue et s’oppose au faux tel qu’il était effectué dans l’erreur qui lui est défini par la confusion du réel et d’imaginaire. Mais nous avons suffisamment insisté que quand nous parlions d’une indiscernabilité des deux, ça ne fait pas du tout la confusion.
Notre deuxième point c’est que, dans la formation cristalline, dans le cristal il y a quelque chose. Il y a quelque chose de visible mais que ce visible dans la formation cristalline, ne renvoie pas à une simple vision et sollicite dans l’œil une autre fonction que l’on appelait provisoirement "voyance", fonction de voyance. Et cette fonction de voyance qui donc saisissait quelque chose dans le cristal, dans l’image cristal qu’est-ce que c’était ce "quelque chose" ?
C’était un étrange défilé comme une espèce de défilé qui tournerait dans le cristal, dans la formation cristalline et qui nous apparaîtrait comme, toujours en terme d’image, comme le défilé ou la série des faussaires. C’est à dire la puissance du faux tel qu’elle apparaît sous la forme de la pluralité, de la multiplicité des puissances, puissance un, puissance deux, puissance trois, et toujours sous cette voyance notre œil malgré son hésitation se disait : est-ce que dans cette série des faussaires telle que je les voie il n’y a pas "même" l’homme véridique ? Est-ce que l’homme véridique n’en fait pas partie lui-même ? Bon.
On tient donc deux niveaux : l’image cristal, ce qui se laisse voir dans l’image cristal et on avait été un peu plus loin, on disait : "attention, ça peut devenir intéressant pour nous parce que à chaque niveau : au premier niveau correspondra tout un art qui est celui de la description ; au second niveau correspondra tout un art qui est celui de la narration.
Bon, bien. Mais à une condition, à une condition très importante - condition pour la description. C’est que je puisse distinguer deux formes de description, deux types de description. Et en effet, en effet nous avions vu qu’il y a bien deux types de description. Il y a une description que j’appelle par commodité (tout ça ne pourra se justifier que plus tard), que j’appelle par commodité description organique. Et puis il y a une autre description qui est la description cristalline.
Donc la formation cristalline renvoie à une description, à un type de description, la description cristal, la description cristalline. Cette description cristalline, elle est très différente des descriptions organiques et elle s’en distingue sous deux aspects.
Je dirais la description organique c’est d’abord une description qui "pose". C’est ce qu’on appellera en philosophie une "thèse" de description. C’est une description qui pose son objet comme indépendant d’elle. Je précise bien - qui pose son objet comme indépendant d’elle pour une raison simple, c’est que peu m’importe que l’objet soit réellement indépendant ou pas. Je prends un roman, un roman de Balzac où vous trouvez une description, description d’un milieu, description d’un lieu, description d’une maison. Il importe peu que cette maison existe, c’est à dire que Balzac a pris un modèle ou que cette maison n’existe pas hors du roman de Balzac. La description même est une description organique dans la mesure où elle pose son objet comme indépendant. Peu importe que cette indépendance soit effectuée ou pas effectuée. Je dirais d’une telle description qui pose son objet comme indépendant, qui suppose l’indépendance de son objet, je l’appellerais description organique.
Je dis au contraire, on appellera cristalline une description qui tend à remplacer son objet, à se substituer à son objet et nous l’avons vu Robbe-Grillet nous propose un statut de ce nouveau type de description par lequel il va définir tout un élément du nouveau roman. C’est une description qui au lieu de renvoyer à un objet supposé indépendant, c’est à dire au lieu de poser son objet comme indépendant de la description même, c’est une description qui se substitue à son objet, c’est à dire, nous dit-il, qui à la fois et dans le même acte, le gomme et le crée, le gomme, l’efface et le crée. Si bien que cette description est à la lettre une description infinie puisque en tant qu’elle gomme l’objet elle ne cessera pas d’en recréer un autre à l’infini dans l’opération par laquelle je n’efface pas l’objet sans créer un autre objet ou sans faire des variations d’objet etc. Donc, on voit bien là qu’il y a deux types de descriptions très différentes.
Seconde possibilité, seconde distinction entre les deux types de description et on l’a vu - je dirais que la description organique et ça, ça aura à nous servir plus tard, c’est celle qui distingue, c’est celle qui distingue le réel et l’imaginaire sous les espèces suivantes : elle distingue le réel et l’imaginaire de la façon suivante. A savoir que d’après elle : le réel est ce qui se poursuit au-delà de la description ou au-delà de la conscience. Le réel se poursuit hors de la description ou se prolonge hors de la conscience, tandis que l’imaginaire du point du vue de la description organique donc vous voyez le pas que nous faisons : La description, organique n’élimine pas l’imaginaire. Elle le distingue du réel en tant que le réel est supposé se poursuivre hors de la conscience, se confirmer hors de la description, tandis que l’imaginaire se définit par sa pure présence à la conscience.
Et la dernière fois j’ai commenté un texte de Bergson à cet égard fondamental, qui devait nous servir pour l’autre type de description, la description cristalline. La description cristalline c’est au contraire une description pour qui l’imaginaire ne se prolonge pas moins hors de la conscience que le réel lui-même. Et le réel n’est pas moins totalement présent à la conscience que l’imaginaire lui-même. Si bien que sous tous ces aspects la description cristalline se présente comme le circuit du réel et de l’imaginaire, circuit dans lequel le réel et l’imaginaire ne cessent de se réfléchir l’un à l’autre et de se courir l’un après l’autre. Et le statut en effet très bien esquissé dans quelques pages de Ricardou, autre tenant du nouveau roman que je vous avais lu, sous la forme comment dans le nouveau roman par exemple, une scène réelle sort d’un tableau imaginaire ou inversement comment une scène réelle se fige dans un tableau imaginaire ou à l’envers. Bon. Quant à l’autre aspect, ce qu’on voit dans la formation cristalline... Ca c’est la stade de la description cristalline par distinction avec la description organique.
L’autre aspect : ce qu’on voie dans le cristal. Cette fois-ci c’est l’objet de la narration, non plus de la description. Et de la même manière on distingue deux types de narration.. La narration véridique qui repose sur quoi ? La "decidabilité" du vrai et du faux. Tout comme la description organique c’était la discernabilité du réel et d’imaginaire. La narration organique, c’est la décidabilité du vrai et du faux. Et surtout il ne faut pas confondre les deux. Ce n’est pas du tout le même... Et on y opposerait quoi ? La narration "falsifiante" qui se définissait par, cette fois-ci, l’indiscernabilité du vrai et du faux.
Quel est le critère de cette décidabilité ou indécidabilité ? On l’avait vu la dernière fois : il y a décidabilité du vrai et du faux tant qu’un rapport est énonçable entre le sujet d’énonciation et le sujet d’énoncé dans une proposition. Supposez qu’on soit dans la condition où il n’y a plus de rapport entre les deux ? Là vous avez une indécidabilité qui peut s’exprimer sous la forme la plus concrète. A la fois on sait plus du tout qui parle. Il n’y a plus quelqu’un qui parle et on sait plus de quoi il parle. C’est l’écroulement, le double écroulement du sujet d’énonciation et du sujet d’énoncé.
Bien, tout ça, ça va, je suppose que ça va. On se trouve devant un ensemble et ce qui nous intéresse c’est bien : en quoi les descriptions finalement cristallines minent la description organique, en quoi la narration falsifiante mine la narration ...
Et je dis là aujourd’hui, moi, ce que j’ai à dire, c’est une série d’histoires, ça nous est devenu assez familier, c’est à dire que même si on... je veux dire c’est une affaire de sentiment, mais on nage très spontanément dans ces narrations et dans ces descriptions relativement souvent. Je veux dire c’est devenu pour nous comme une espèce de manière .. Je voudrais en donner un exemple, comme ça. Un film récent. je ne donnerai pas un jugement de valeur. "Faux-fuyant" de Bergala. Je suppose - peu importe que certains entre vous l’ont vu, d’autres ne l’ont pas vu. Je raconte une histoire, parce que j’en ai besoin. Et ma question c’est - mais pourquoi est-ce que on se sent tellement à l’aise dans ce genre d’histoires ? Et je prends l’exemple d’un film qui quelque soit ses qualités ne peut pas être initiateur, parce que des récits de ce type il y a très longtemps que on est dedans. Il y a sûrement des choses nouvelles dans ce film, mais ce n’est pas ce que j’en retire. Je dis c’est justement parce que c’est un exemple qui vient après... que... Pourquoi ça marche aujourd’hui ? pourquoi c’est...Voilà. Voilà l’histoire.
Ca s’appelle "Faux-fuyant". Bon ça nous intéresse, ça. Ca fait bien partie de cinéma qui invente la puissance du faux. Pourtant ce n’est pas le premier. Et ça nous raconte quoi ? Tout part d’un délit de fuite. Quelqu’un écrase un autre et fuit. Ca c’est ce que nous montre l’image - quelqu’un écrase un autre et fuit. Je voudrais que vous sentiez la différence entre le monde organique et le monde cristal. Bien. Ca pouvait faire partie en effet de ce qu’on appellerait un récit réaliste. Quelqu’un écrase un autre et fuit. Et puis le film se développe. Le film se développe, en un mot, le type, l’écraseur va chercher un peu qui c’est, sa victime. Il apprend que sa victime à une fille, une fille jeune et il se rapproche de la fille. Il la fréquente, il tourne autour, on ne sait pas ce qu’il veut. Il semble qu’il ne veuille rien. Comme dit Narboni, quand il rend compte le film, Il dit c’est très, très proche à l’atmosphère (pour ceux qui aiment cet auteur) c’est très proche de l’atmosphère de Gombrowicz, notamment de la pornographie. On dirait que il est fasciné par l’immaturité, comme disait Gombrowicz. Alors il traîne autour de cette jeune fille, il colle vraiment, il est collant, mais il lui demande rien. Il est là, comme s’il regardait, il rôdait, il flairait. Certaines images le montrent flairant des livres. Vous connaissez, c’est les personnages qui nous sont familiers... Pourquoi est-ce que on parle tout le temps des gens comme ça ? C’est très curieux tout ça. Mais pendant tout le courant du film et de ce rodage, j’ai compris quand même. Moi j’en vois, (mais on doit voir peut-être plus) s’opèrent huit délits de fuite et sous les formes les plus bizarres. Il y a eu donc un premier délit de fuite qui paraissait un premier. Et là, ça fait bien partie presque, je dirais, de la description, de la narration véridique. La narration véridique, ça commence : il y a un délit de fuite qui est quelque chose qui est premier, un événement premier. Mais le délit de fuite va se répercuter partout. En même temps dans notre tête se pose la question - est-ce qu’il était le premier ou pas ? Et moi, si j’en conte neuf. Oui, neuf. Vous vous rendez compte ? Donc, pour ceux qui n’ont pas vu le film je ne voulais pas vous raconter, parce que... J’en indique quelques-uns :
Donc le premier, c’est ce personnage qui fuit après avoir écrasé quelqu’un. Délit de fuite. Mais ensuite, lui-même attiré par la fille de la victime, par cette jeune fille autour de laquelle il rôde, il va fuir son domicile conjugal. Donc, il redouble son délit de fuite. Il le recommence.
Deuxième délit de fuite. Et tout ça pour s’installer près de la fille, près de l’endroit où la fille habite.
Troisièmement, la fille, elle le trouve plutôt sympathique, elle ne comprend pas, mais ça lui est complètement égal de comprendre. Il est là elle dit oui, il est plutôt sympathique. Alors il lui propose de s’en aller avec elle. Il lui propose de partir un peu en vacances avec elle et au dernier moment il se dérobe. Troisième délit de fuite. Bien sûr, le délit n’est pas le même , il lui donne un rendez vous et n’y va pas.
Quatrième délit de fuite. La fille, elle fait du baby-sitting pour gagner des sous et elle garde un enfant, un petit enfant très triste qui va se suicider. Il va fuir la vie en se suicidant. Nouveau délit de fuite.
Une fois l’enfant mort, la mère qui est folle de chagrin supplie la petite jeune fille qui a gardé l’enfant, qui surveillait l’enfant, supplie de venir pour lui parler de l’enfant mort, pour parler avec elle de l’enfant mort. Et la jeune fille craque et s’enfuit en courant.
Cinquième délit de fuite.
Sixième : le père de l’enfant ne supporte pas sa femme hurlante et l’idée de l’enfant mort et s’enfuit de chez lui. Sixième délit de fuite.
Septième : le petit ami de la jeune fille casse la gueule du personnage. Et s’en va. Et l’autre tout géniard, téléphone à la jeune fille en disant : " Ton copain, il m’a cassé la gueule et il a pris la fuite". Le dialogue insiste fort sur le sixième délit de fuite. Non, septième délit de fuite.
Huitième délit de fuite. On va voir - c’est le beau-père de la jeune fille car elle a un beau-père. Le beau-père de la jeune fille coince le personnage bizarre et lui dit : j’étais avec la victime, je t’ai vu, alors tu vas foutre le camp et laisser tranquille la jeune fille ou bien je te donne à la police". Et l’autre répond : "C’est toi qui l’a poussée sous la voiture". Il est embêté, l’autre, ordure tout ça. Si c’est vrai on n’a même pas à se le demander.
Mais ça serait un autre délit de fuite qui met en question le premier. Quel était le premier délit de fuite ? Est ce que c’était la fuite de celui qui aurait poussé la victime sous la voiture ou est-ce que c’est la fuite du chauffard. En fait, c’est huit alors.
Neuf. Dernier délit de fuite. Dans la tension entre la personnage qui tourne autour de la jeune fille et le beau-père il y a une étrange partie de ski ou le beau-père est diabétique, il a sa crise, il tire de sa poche sa boîte à sucre, il prend ses sucres, il veut les manger etc. Et là, la petite jeune fille (c’est son beau-père) et un copain du type, un jeune ami du type qui (là les images sont très belles) font tomber la boîte, avec leurs pieds écrasent et dispersent dans la neige les sucres. Donc, le condamne à mort et s’en vont. Dernier délit de fuite. Et ils vont téléphoner au personnage inquiétant : ils ont fait un délit de fuite qui rejoint le premier. Mais quel était le premier ? Si ce n’était que ça, ça ne m’intéresserait pas .....
On peut dire c’est un bon film, mais on ne peut pas dire absolument que ce mode de récit nous rappelle quelque chose, qui nous rappelle beaucoup de choses, qui est une narration moderne. C’est un type de narration moderne. Je ne dis pas du tout que ça copie Robbe-Grillet, je dis Robbe-Grillet est passé par là, il y a eu Robbe-Grillet, il y a eu un certain cinéma qui était celui de Resnais. Il y a eu beaucoup de choses. Il y a eu la nouvelle vague, je veux dire c’est un film post-nouvelle vague. Oui, d’accord. C’est un film dont on sent bien à certains égards qu’il est héritier de la nouvelle vague. Bien, très bien. Et c’est très curieux que quelques épisodes qui nous laissent réveur.
Voyez que ce que j’appellerai la narration falsifiante, c’est par opposition à une narration véridique. C’est ces délits de fuite qui ne cessent de se faire épauler les uns les autres et qui vont constituer finalement autant de puissance du faux tournant dans une image. Autant de puissance du faux : vous avez d’où le titre : "Faux-fuyant ". Tout est faux-fuyant. Il n’a pas de délit de fuite qui soit le premier. Il y a une série de fuites qui s’enchaînent les unes les autres et qui forment sous la puissance du faux, la série de fuyants. C’est à dire les faux fuyants. Bien. Donc, le contraire d’une narration véridique c’est une narration falsifiante. Mais ce qui m’intéresse c’est de curieux épisodes qui viennent rythmer tous ces échos de délit de fuites. Voilà le titre est bizarre ce héros gombrowiczien, Il semble avoir un gout, Il est tellement collant qu’il téléphone à la fille tout le temps. Il téléphone tous le temps. Même quand elle surveille le petit gamin, même quand elle fait son baby-sitting.Il téléphone. Il lui téléphone pour lui dire quoi ? "Décris- moi l’appartement ". On croit même que c’est un peu forcé... Et la fille, elle a l’air de trouver ça absolument normal. Elle dit : "Ben écoute, je vais essayer, tu vois, alors tu vois (elle parle moderne), tu vois..." Et en même temps elle n’a pas beaucoup de mots à sa disposition. C’est une fille vraiment moderne. Elle n’a pas beaucoup de mots. "Tu vois ", Et là, l’image cinématographiquement est intéressante parce que c’est cadré. On voit un petit bout de l’appartement, elle téléphonant, coincée dans le petit bout. Et elle décrit ce qu’elle voit, elle va passer au hors champ. On ne verra pas. Elle... "Tu vois, c’est une espèce de peinture là dans les rouges, est ce que c’est du velours ?" . Bon, elle décrit. Premier cadre.
Deuxième exemple. Il y en a peut-être plus que je n’ai pas remarqué. Le type, l’homme collant, il dit un jour à la jeune fille : "Ecoutes, si tu veux bien tu vas être ce soir au cinéma (c’est un cinéma de banlieue), tu va être ce soir au cinéma et tu verras. Je vais venir avec une femme ". Elle dit : "Ah bon, pourquoi que j’irais te voir au cinéma avec une femme" ? Il dit : "Pour rien, comme ça ". Elle dit : "Ah bon si tu veux". Et on le voit arrivé, faisant la queue au cinéma avec une femme qu’il connaît très peu, qui n’a aucune importance dans l’histoire. Voilà. Et elle le regarde et puis c’est tout. Voilà. Et elle a compris quelque chose parce qu’elle lui fait le même coup. Elle se dit : "Tiens, ça lui plaît ça. Bon, très bien ". Et elle dit : "Ecoutes, mets toi dans la rue tel jour, tu vas me voir passer avec une des mes amies". Il dit : "Ah, oui, très bien". Et il se met dans la rue tel jour et il la voit passer avec une amie.
Je dis, vous voyez comme venant hacher cette série de narrations falsifiantes, toutes ces puissances de délits de fuites se faisant échos, vous avez trois moments de descriptions, les descriptions qui sont à la lettre, des descriptions qui ne valent que pour elles-mêmes. Ce que j’appelais l’année dernière et on retrouvera ce thème d’une autre manière, les descriptions purement optiques et sonores qui n’ont aucun prolongement dans l’action, qui n’ont aucun prolongement moteur, qui ne définissent aucune action. Les descriptions pures.
Vous trouvez donc un rythme là. Descriptions pour elles-mêmes et c’est ça qui..., ces descriptions qui n’ont aucune importance pour l’action. Ces descriptions sonores que je pourrais appeler des descriptions cristallines qui constituent à elles-mêmes leurs propres objets, qui ne renvoient pas à un objet supposé indépendant. Je dis voilà un cas, j’aurais pu dire aussi bien un roman de Robbe-Grillet ou vous avez l’alternance et vous avez l’entrelacement des descriptions cristallines et des narrations falsifiantes.
Bon, alors maintenant, il est temps de buter sur l’exemple, sur le problème que nous devions.. et sur lequel nous terminions la dernière fois. C’est que on rencontrait un problème brut. C’est à dire j’appelle problème brut lorsque on se heurte à un problème qui n’a pas été au préalable préparé. Il y a deux états de problème. Le problème pas préparé sur lequel on butait à l’issue de nos deux dernières séances. Il est extrêmement simple. A supposer que cette histoire des puissances du faux auxquelles nous avons consacré deux séances. A supposer que cette histoire des puissances du faux marche. Je veux dire qu’il en soit bien ainsi. Comment expliquer que ce sont les mêmes auteurs qui développent la série des puissances du faux et qui se heurtent le plus purement au problème du temps ?
Et je disais, revenons aux exemples de cinéma qu’on a commenté pour se contenter pour le moment de cinéma. Revenons aux exemples. Welles, Resnais, je disais accessoirement Robbe-Grillet. Comment se fait-il que ces auteurs aient posé dans le même mouvement et fondamentalement, le problème du temps dans l’image et le problème de la puissance du faux d’image ? Ca ne peut pas être quand même par hasard. Comment expliquer que le cinéma du temps chez Resnais soit inséparable des puissances du faux sous la forme de l’hypnotiseur ou sous la forme du grand escroc, Stavrinsky. Comment expliquer que Welles qui encore une fois (je ne pourrai le justifier que plus tard) me semble être le créateur d’une image qu’il faut appeler l’image-temps au cinéma et avoir été le premier à faire des images-temps directes ? Comment expliquer que Welles soit en même temps celui qui interroge un rapport supposé fondamental entre le cinéma et les puissances du faux, entre l’image et les puissances du faux ? Alors est-ce que c’est le temps, le développement des séries, de la série des puissances du faux ? Est-ce que c’est le temps "la" puissance du faux comme telle et qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça voudrait dire la chose comme ça ? Quel rapport il y a-t-il entre le faux comme puissance et le temps ?
Bon. On se trouve butés là-dessus. Quel rapport entre la puissance du faux et le temps ? C’est à partir de là Vous voyez on a quand même progressé dans nos deux premières séances. On a progressé, encore une fois, on se préparait un problème et on bute sur un autre. Tout va très bien pour nous. C’est une très bonne nouvelle parce que on se préparait un problème et on bute sur un autre. On va peut-être buter sur un autre qui nous permettra de résoudre l’autre, de résoudre le premier. Alors aujourd’hui encore une fois... Aujourd’hui je n’ai que des histoires, des petites histoires à vous raconter. J’en ai raconté une et puis j’en ai encore beaucoup à raconter. Donc pour vous, c’est peut-être reposant ou bien c’est insupportable. Ca veut dire si vous n’aimez pas les histoires...
Voilà, je dis, on a parlé un peu cinéma, on a parlé un peu roman dans ce qui précède, on a parlé un peu de Melville, on le retrouvera Melville parce que j’y tiens beaucoup cette année. Je vous rappelle que ce que j’essaie de faire : c’est réunir l’ensemble de directions de recherche que j’ai présenté, que je vous proposais... Bon, mais on n’a pas beaucoup parlé philosophie. Si bien que l’heure est venue d’histoire un peu plus philosophique et je dis une chose très simple. Ce n’est pas compliqué. Si l’on cherche un rapport et pourquoi le temps est-il immédiatement en rapport avec et fait lever le problème même des puissance du faux. La réponse, il faut la demander à la philosophie, il n’y a quelle qui peut la donner. La réponse comme ça, évidement, c’est que le temps est le plus profondément mis en question en concept de vérité. Et là je dis une chose enfantine. On commence une histoire philosophique, c’est une petite histoire..... c’est évident que le temps, c’est la mise en question la plus profonde de concept de vérité.
Pourquoi ? Je peux dire au moins pourquoi pas. On pourrait me dire oh, oui je vois ce que tu veux dire. Ca veut dire que dans le temps la vérité varie. Oui, la vérité varie dans le temps. Dans l’espace aussi. Vérité dans un pays, vérité dans un pays... Non. Est-ce que ça veut dire ça ? Evidement non. Aucun intérêt ça. Pourquoi ? Parce que il s’agit du contenu, la vérité. On peut me dire à tel endroit et à tel moment on croyait que ceci était vrai et puis à tel autre moment et à tel autre endroit on croit que quelque chose d’autre est vrai. Je dis ça a fait que le contenu, c’est une variabilité du contenu de la vérité. Aucun intérêt, rien à en tirer Mais c’est évident que...Qu’est-ce qui est important ? Je dirais en plus, on en reste au contenu de la vérité on en reste au simple rapport vrai/faux. On ne s’elève pas au problème de la puissance du faux. Ce qui compte c’est quoi ? C’est que c’est la forme du temps, c’est le temps comme forme pure et vide. Ce n’est pas ce qui se passe dans le temps, c’est le temps comme forme pure et vide. qui est la mise en question du concept de vérité. Alors ça concerne beaucoup plus la philosophie du coup. Il ne s’agit plus de donner les exemples comme quoi la vérité changerait dans son contenu avec le temps. Il s’agit de dire la forme du temps comme temps vide et pur. Peut-être que ça n’existe pas une chose comme ça. C’est la forme du temps comme temps vide et pur qui met en question le concept de vérité.
Sous quelle forme ? Sous la forme la plus simple de la ligne du temps, de la ligne pure du temps en tant qu’elle comporte un présent, un passé, un futur. Quelconque, quel qui soit. Je ne m’intéresse plus du tout au contenu.
Si bien que la crise du concept de vérité, elle ne date pas d’hier. Elle commence avec la philosophie elle-même. Elle commence avec la philosophie elle-même pourquoi ? Parce que tout va bien le temps que la vérité concerne ce qu’on appelle en philosophie les essences. C’est à dire ce qui est soustrait au temps. La vérité sera définie comme universelle et nécessaire. Pas de problème. Quand est-ce que la vérité connait sa crise fondamentale ? lorsque l’on prétend appliquer vrai au domaine de l’existant. C’est à dire - lorsque l’on confronte la notion de la vérité à la forme du temps.
Cette confrontation elle s’effectua très vite en philosophie et donna lieu à un problème dont la philosophie n’est jamais sortie, qui lui est très essentiel et qu’elle aime beaucoup et qui a reçu le nom classique - de problème des "futurs contingents". Le problème des futurs contingents est l’expression d’une historiette pour la petite histoire qui marque l’affrontement de la forme du temps et du concept de vérité et les malheurs qui en sortent pour le concept de vérité. En effet, en d’autres termes qu’est-ce que peut bien vouloir dire "vérité d’existence" ? Est-ce qu’il y des vérités d’existence ?
Voilà. Et l’histoire commence chez les Grecs, chez les vieux Grecs, chez les Grecs anciens. Il y aura une bataille navale demain. Cet énoncé est sur le mode du possible. Il se peut qu’il y ait une bataille navale demain. Il se peut qu’il n’y ait pas de bataille navale demain. Bon, vous me dirait et puis après ? oui, voyez ce qu’on appelle un futur contingent. Il y aura-t-il une bataille navale demain ? Pourquoi déjà on sent que les ennuis arrivent, les ennuis tout philosophiques ? Pourquoi des ennuis arrivent au philosophe ? Il y a des ennuis abondent parce que je peux dire - imagine tout ce qui peut arriver. Un philosophe arrive et dit : "Ah, non, attention. Il n’est pas question d’appliquer à ce genre de proposition le principe de contradiction".
Le principe de contradiction nous dit de deux propositions contradictoires une et une seule est vraie. L’existant, c’est à dire, le futur contingent. Il y a aura une bataille navale demain, il n’y aura pas de bataille navale demain. Si je dis ce qui est nécessaire - je peux m’en tirer en disant ce qui est nécessaire c’est l’alternative, c’est le ou bien ou bien. Et nous savons, bien que nous ne connaissions pas grande chose à la philosophie antique, nous savons certains philosophes antiques, non des moindres, par exemple Aristote sera paqrtisan de cette solution. Ce qui est nécessaire c’est l’alternative des deux propositions. C’est tout. Ca n’est ni l’une ni l’autre. L’une comme l’autre sont possibles.
Seule l’alternative est nécessaire. Si non, c’est une catastrophe. Pourquoi c’est une catastrophe ? Parce que c’est introduire une exception fantastique. C’est introduire un cas au principe de contradiction qui n’est pas applicable. Principe de contradiction qui veut que de deux propositions contradictoires l’une et une seule sont vraie.
C’est vraiment enfantin, quoi. C’est bien la philosophie, c’est comme ça..... C’est embêtant. Dès que vous appliquez la vérité à l’existant vous n’avez pas fait un pas, vous vous trouvez déjà devant des embarras, des ennuis. On peut toujours dire : l’existant n’a pas de vérité. Oui... C’est quand même embêtant. On est très malheureux si l’existant n’a pas de vérité. Et enfin dès qu’on fait un pas dans l’existant, dès que je dis il va avoir une bataille demain, voilà que le ciel me tombe sur la tête.
C’est à dire je ne peux plus appliquer le principe de contradiction. A moins que quoi ? A moins que j’essaie. Je renonce à la fausse solution, je renonce à cette espèce de recul qui consiste à dire seule l’alternative est vraie. Je vais essayer de maintenir en tant que philosophe grec,je vais essayer de maintenir que le principe de contradiction est valable même pour les propositions d’existence. A savoir que des deux propositions l’une est nécessairement vraie et une seule est nécessairement vraie. Comment je vais faire ? Mes autres histoires, elles seront plus simples. Celle là, c’est la plus difficile. Mais en même temps, ce n’est pas très difficile, suivez moi bien.
Supposez un philosophe... Voyons. Des deux propositions - il y aura une bataille navale demain et il n’y aura pas de bataille navale demain. Laquelle est vraie ? Pour le moment on ne le sait pas et ça c’est question de manque de connaissance en nous. Ca n’a aucune importance. Attendre et on dira, on apprendra qu’il y a eu ou pas la bataille navale. Et on dira : s’il y a eu une bataille navale, si le temps de demain est devenu aujourd’hui la bataille navale s’est effectuée. Je dirais : était vraie, la proposition qui disait : il y aura une bataille navale demain ? Et seulement celle-là était vraie. Ca commence à être fatiguant. C’est bien, c’est bien ça, parce que le philosophe grec qui lance ça, il nous réserve des surprises. Il nous dit quand l’événement s’est effectué, quand l’événement bataille navale s’est effectué. Elle a eu lieu où elle a eu lieu. Quand l’événement, la bataille navale, s’est effectué, la proposition est devenue nécessairement vraie en changeant de modalité. Passons au passé : il y a eu une bataille navale. Ça c’est une proposition nécessairement vraie. Elle rend impossible, vous comprenez bien, elle rend impossible l’autre proposition, la proposition contradictoire - il n’y a pas eu de bataille navale.
Bien. Et là, c’est quand même embêtant. En apparence j’ai sauvé le principe de contradiction en disant une de des deux propositions et une seule est vraie. Celle qui s’effectue, parce que quand elle est effectuée, elle est nécessairement vraie. D’accord. Mais qu’est-ce que je dois lâcher ? A quel prix je viens de sauver le principe de non-contradiction ? A un prix fou. C’est que lorsque j’avais mes deux propositions possibles - il y aura une bataille navale demain, il n’y aura pas une bataille navale demain. Les deux étaient possibles. L’une seule est nécessairement vraie. Celle qui donne - il y a eu une bataille navale. L’autre est nécessairement fausse - il n’y a pas eu de bataille navale. En d’autres termes, elle est impossible. Nécessairement fausse, c’est impossible.
Catastrophe. Du possible est sorti l’impossible. Je ne peux pas appliquer, je ne peux pas sauver le principe de contradiction en l’appliquant à l’une des deux propositions seulement. C’était l’exigence pour sauver le principe de non-contradiction. Je ne peux pas sauver le principe de non-contradiction sans contredire à une autre forme du principe de non-contradiction à savoir du possible on ne peut pas faire sortir l’impossible. Du possible sort l’impossible. Si le principe de contradiction s’applique au vérité de l’existant c’est à dire à la forme du temps, Le passage du futur au passé sous la forme du temps. Du possible vous faites sortir l’impossible, c’est la catastrophe. Vous avez sauvé d’une main le principe de non-contradiction et vous vous perdez de l’autre main. A moins que vous fassiez tous vos efforts pour montrer que oui, du possible peut sortir l’impossible. Mais ça va être difficile. Comment est-ce que du possible sortirait l’impossible ? C’est contradictoire.
Mais il faudrait montrer que ce n’est pas contradictoire. Et nous savons pour autant que nous puissions savoir quelque chose dans ce domaine, qu’un vieux philosophe, un des premiers stoïciens soutenait cette thèse paradoxale - "du possible sort l’impossible". Et nous savons son nom, nous savons qu’il s’appelait Chrysippe. C’était le grand Chrysippe dont il nous ne reste que quelques livres. Et encore ses livres nous sont rapportés par d’autres et le plus souvent par ses ennemis. Quelques lignes qui nous sont rapportées par un ennemi d’ailleurs bien postérieur. Non seulement le côté... mais du côté très loin déjà dans le temps, qui nous est rapporté par Cicéron dans "Du destin". Dans son livre intitulé "Du destin". Et puis qui nous sont rapportés cette fois-ci par un membre de l’école stoïcienne donc trés sympathisant mais encore plus tard, Epictète. Donc qu’est-ce que pouvait dire Chrysippe lorsque il soutenait la thèse paradoxale du possible sort l’impossible ?
On a qu’un renseignement donné par Cicéron. Chrysippe donnait un exemple, un exemple de sorcier c’est à dire - un exemple de devin. Il disait oui, du possible sort l’impossible et vous voyez bien. Le devin a dit : "celui qui est né au lever de la canicule (très belle histoire) celui qui est né au lever de la canicule ne mourra pas en mer". C’est très émouvant pour nous, on sent que pour les Grecs c’était très, très important, de savoir qui allait mourir en mer. Ca continue l’histoire de la bataille navale. Chrysippe disait ou aurait dit - si quelqu’un est né au lever de la canicule - possibilité - il ne pourra pas mourir en mer - Impossibilité. Vous voyez - du possible sort l’impossible. On se dit : non. Pas besoin d’analyser beaucoup pour dire - on sent qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Pourquoi il nous raconte tout ça ? Avec cette absence de texte, les textes ont disparu, tout ça... C’est que ça n’a pas cessé de poursuivre l’antiquité. Et toutes ces discussions ont tourné autour d’un argument ou d’un paradoxe célèbre dans l’antiquité qu’on appelait le dominateur. Le dominateur, pourquoi le dominateur ? Pas du tout parce que il était encore plus important que les autres paradoxes de l’Antiquité, mais parce que, vous voyez, il posait la question de savoir si les actes du lendemain étaient dominés par le principe de contradiction et donc par la nécessité.
Et un historien de la philosophie Pierre-Maxime Schuhl a essayé de reconstituer à travers les témoignages qu’on a, les raisonnements de l’antiquité à cet égard dans un petit livre très curieux qui s’appelle "Le dominateur et les possibles". Bon. Vous sentez que du côté de Chrysippe il y a quand même quelque chose... Aussi on apprend qu’un autre stoïcien, du même ancien stoïcisme, de la première grande génération des stoïciens. Un vieux stoïcien prenait le problème par l’autre bout toujours pour sauver le principe de contradiction. Voyez, vous suivez.
Premier cas : lorsque la vérité affronte l’existant, c’est à dire la forme du temps.
Première possibilité : elle est forcée à renoncer au principe de non-contradiction en disant seule l’alternative des propositions, seule l’alternative des propositions futures est nécessaire. C’est très ennuyeux. Il y a des graves inconvénients. Inconvénients qui sont, encore une fois limiter le principe de contradiction, c’est à dire exiger le logique trivalente. La logique ne sera pas une logique bivalente vrai-faux, mais une logique trivalente vrai-faux-possible. Probable, vraisemblable. Donc, c’est embêtant.
Deuxième possibilité : sauver le principe de contradiction. Par quel tour de magie ? Dire : la proposition vraie c’est celle dont l’événement s’effectue, car le passé est nécessairement vrai. On a sauvé le principe de contradiction. Catastrophe, on se trouve devant un paradoxe. Il faudrait que du possible puisse sortir l’impossible.
Alors la troisième combinaison, vous pouvez l’inventer. Sauver le principe de contradiction mais de quelle manière ? On niant que le passé soit nécessairement vrai. Et ça, c’est un très grand, je crois, un très grand philosophe stoïcien dont on n’a pas plus, hélas, de textes parce que tout ça a disparu et qui s’appelait Cléanthe. Non plus Chrysippe mais Cléanthe. Il semble, c’est bien que dans l’école stoïcienne il y a eu la tendance Chrysippe et la tendance Cléanthe. Et ce Cléanthe lui disait : "Non, non, non, du possible ne sort jamais l’impossible". Donc, il disait : " Chrysippe a tort". Ca voulait dire : moi, je prends l’autre chemin. Pas qu’ils se disputaient. Je prends l’autre chemin. "Ce que je vais vous montrer c’est que le passé n’est pas nécessairement vrai". Et en effet, c’était une autre manière de s’en sortir. Mais comment est-ce que le passé ne serait pas nécessairement vrai ? D’après ce qui nous est rapporté Cléanthe s’en tirait lui aussi tant bien que mal mais d’une manière très intéressante. Il distingue le nécessaire et le fatal.
Dans la première séance, j’avais indiqué le thème général de notre recherche cette année et puis les directions de recherche que j’avais commencées, et je ne voudrais pas recommencer. Vous vous rappelez juste que notre thème de recherche cette année ce serait "vérité et temps, le faussaire".
Ce qui n’a de sens évidemment que si l’on découvre un rapport profond, en tout cas un rapport, un rapport énonçable entre ce personnage du faussaire et la vérité et le temps. Là-dessus, j’avais donné des directions de recherche mais j’avais pas dit, ni ce que j’attendais de vous quant à ces directions ; et ce que j’attends de vous c’est en même temps et ça ne fait qu’un avec les raisons pour lesquelles nous sommes dans une salle ; et puis... j’avais pas dit... notre tâche c’était forcément avant que je vous explique ce que j’attends de vous dans ces directions de recherche, il fallait que nous consacrions déjà une première partie à - comment dire - asseoir ces notions de vérité, de temps et de faussaire dans leurs relations.
Et j’étais parti d’une chose très simple, donc je ne voudrais pas reprendre et je voudrais compléter ce que j’avais fait la première fois. J’étais parti d’un point très simple qui est : si l’on essaie de définir le faux, on peut. On peut le définir par la confusion du réel et de l’imaginaire. Entendre cette confusion est assumer, notion d’assomption logique, est assumer ou effectuer dans ce qu’on appelle une erreur.
Donc, tout simple je […] et je ne prétends rien dire d’intéressant ou de profond sur l’erreur ou le faux, je dis : la confusion du réel et de l’imaginaire constituent le faux en tant qu’effectué dans ce qu’on appelle une erreur. Mais c’est pas ça qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse c’est - et c’était tout mon thème la première fois - c’est que, il y a d’autre part, une... Dans certains cas... Pas partout, pas n’importe comment, dans certains cas, une indiscernabilité du réel et de l’imaginaire. Je précise pour l’avenir que finalement c’est pas du tout le réel et l’imaginaire qui m’intéressent parce que je n’arrive pas à m’intéresser à ces problèmes - chacun de nous a ses problèmes préférés, je n’arrive absolument pas à m’intéresser à ce problème - mais voilà mon malheur cette année, j’ai besoin. J’ai besoin de passer pas là pour arriver à ce qui m’intéresse immédiatement. Alors, bon, je suppose que l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire c’est tout à fait autre chose qu’une confusion du réel et de l’imaginaire.
Et pourquoi ? D’abord, il me semble, je voudrais indiquer cinq raisons pour lesquelles l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire ne peut pas être confondue avec une simple confusion des deux.
Ma première raison, c’est qu’on parlera d’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire... j’ai envie de repousser les exemples plus tard, donc. Je vais essayer de fixer déjà une notion ; on parlera d’indiscernabilité lorsqu’on se trouvera comme devant un circuit où l’un court derrière l’autre. Au point qu’on ne sait plus lequel est premier. Et non seulement l’un court derrière l’autre, le réel et l’imaginaire, mais l’un se réfléchit dans l’autre, au point que non seulement on ne sait plus lequel est le premier, mais on ne sait pas non plus lequel est lequel.
En d’autres termes, un circuit où le réel et l’imaginaire courent l’un derrière l’autre et se réfléchissent l’un dans l’autre autour d’un point d’indistinction. Un tel circuit, autour d’un point d’indistinction constituera l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire.
Deuxième caractère : Je dis qu’une telle indiscernabilité du réel et de l’imaginaire ne définit pas ou ne se définit pas par le faux. Le faux c’est la simple confusion du réel et de l’imaginaire, ce n’est pas l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire. L’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire ne renvoie pas au faux mais renvoie à quelque chose que nous convenons d’appeler, que nous sommes convenus d’appeler "puissance du faux". Donc en aucun cas nous ne confondrons la puissance du faux avec le faux tel qu’il est effectué dans l’erreur. Mais déjà les problèmes abondent, les problèmes nous montent à la gorge. Il y a une puissance du faux. Qu’est-ce que ça peut être, une puissance du faux ? Que faut-il attendre d’une telle puissance ? Est-elle diabolique ? Non, juste, si vous vous rappelez ceux qui étaient là, la direction de recherche, nous savons d’avance que Nietzsche aura à nous dire quelque chose sur tous ces points, la puissance du faux.
Troisième caractère : L’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire, et bien nous ne pouvons pas nous contenter de dire : "Elle se produit dans la tête de quelqu’un." L’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire ne se produit jamais dans la tête. Par "dans la tête", j’entends aussi bien dans le cerveau que dans l’esprit. Dans le cerveau si vous vous sentez matérialiste, dans l’esprit si vous vous sentez idéaliste, aucune importance. […] tout ça ne se produit pas dans la tête, c’est pas dans la tête. Et pourquoi je tiens à ça ? C’est parce que un des auteurs qui pourtant nous a le plus appris sur l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire, à savoir Robbe-Grillet et qui a bien marqué la différence entre une telle indiscernabilité et le simple faux ; à un certain moment de son analyse - c’est pas qu’il ait tort, c’est qu’il doit en avoir assez, il cherche le plus simple - il nous dit : "et bien oui, finalement, dans "L’année dernière à Marienbad", très beau cas d’une construction d’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire. Qu’est-ce qu’il faut dire ? à la rigueur, ça se passe dans la tête d’un personnage. Tantôt, à la rigueur dans la tête de l’autre personnage. Tantôt, à la rigueur entre les deux têtes, d’une tête à l’autre. Et il vaut mieux encore dire : "ça se passe dans la tête du spectateur, et toute "L’année dernière à Marienbad" se passe dans la tête du spectateur." À mon avis il va de soi que c’est un texte qu’il faut prendre ... des auteurs, il faut toujours leur donner des coefficients, c’est un texte pour en finir, hein. Pour en finir. Pour nous il est quand même intéressant parce que nous nous disons, s’il fallait prendre un tel texte à la lettre : "ça se passe dans la tête du spectateur.", de quel spectateur s’agirait-il ? Comme on retrouvera ce problème, qu’est-ce que c’est que ce spectateur ? Qu’est-ce que c’est que cette tête de spectateur dans laquelle s’opèrerait l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire ? À coup sûr ce serait pas la tête de vous, là. Alors d’un spectateur quoi ? Ni d’un spectateur moyen, alors quoi ? D’un spectateur idéal, d’un spectateur idéal qui n’existe pas ? Peut-être, peut-être d’un spectateur idéal qui n’existe pas ? Et alors, comment est-ce qu’on pourrait définir tout ça ? On le laisse de côté. Je dis : "C’est évident que l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire ne se passe dans la tête de personne." Pourquoi ? Parce que ça se passe dans un certain type d’image. Il y a des types d’images qui non seulement nous induisent à confondre l’imaginaire et le réel, mais où bien plus, il y a un type d’image où le réel et l’imaginaire sont strictement indiscernables dans l’image.
L’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire caractérise un certain type d’image. Voyez que les problèmes là, donc ça ne se passe pas dans la tête. Ce qui se passe dans la tête c’est la confusion possible de l’imaginaire avec le réel, c’est à dire, ce qui se passe dans la tête c’est l’erreur. Mais la puissance du faux, qui est tout à fait autre chose, l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire autour d’un point d’indistinction, cela ne se passe pas dans la tête, cela se passe sur les fins ou dans un certain type d’image qui, dès lors, se distinguera d’autres films. Donc on aura une formule de ce type d’image à chercher.
Quatrième caractère : Essayons de leur donner un nom, mais pour le moment, ce nom, il ne peut pas être justifié. Il faut dire, au début vous n’avez pas le choix, il faut bien m’accorder beaucoup de choses que je ne pourrais justifier qu’au fur et à mesure, là dis, bah, si ce nom ne vous convient pas actuellement, vous mettez un autre nom. Moi ça me plairait bien d’appeler ces images qui constituent l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire, je voudrais les appeler "images cristallines" ou "formations cristallines". ça implique que je donne à "cristal" un certain sens, ça implique que j’aie à me justifier devant vous de cette appellation. Mais avant même de pouvoir faire tout ça, pourquoi ? Pourquoi est-ce que le mot "cristallin" me tente ? Au point de dire : "Oui, s’il est vrai que l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire renvoie à certains types d’images par différence avec d’autres types, un type bien particulier d’images, ce type bien particulier d’image se définira, se présentera comme l’image-cristal." J’ai beaucoup d’avantages à employer ce mot, je peux les dire tout de suite. Je précise qu’en disant les avantages, je dis pas du tout et je ne justifie pas le mot. Je vous dois en effet une analyse qui justifierait, en effet, le concept d’image-cristal, d’image cristalline, mais les avantages, je peux les dire tout de suite.
Les avantages c’est qu’en parlant de formation cristalline pour définir cette indiscernabilité, je comprendrai mieux, le cristallin se distingue de quoi ? La formation cristalline se distingue fondamentalement, elle peut être mise en couple d’opposition, en opposition binaire avec quoi ? Avec la forme organique. Évidemment, ce serait très avantageux pour nous, c’est à dire pour la clarté à la recherche de laquelle nous sommes tous. ça serait très avantageux pour nous de pouvoir proposer un signe "forme organique" et "formation cristalline", pourquoi ? Parce que j’ai montré, là, dans la première séance et je ne vais pas revenir là-dessus, ça serait trop long, sinon je ne pourrai rien dire de nouveau. Donc je renvoie à votre propre ingéniosité mais ça va de soi, pour ceux qui n’étaient pas là.
Le vrai c’est la forme organique. Le vrai c’est la forme organique ou c’est la représentation organique, ce n’est pas seulement vrai en philosophie, c’est vrai en art. J’invoque Worringer qui définit la représentation classique comme représentation organique. Voyez dans un livre de Worringer qui s’appelle "L’art gothique", traduit en français chez Gallimard, où vous trouvez une définition, un chapitre sur la représentation organique. Qu’il appelle représentation classique, représentation de l’art classique. Et où vous le verrez facilement, on peut transposer à la théorie du vrai. Supposons que le vrai, ce soit bien la représentation ou la forme organique, et là ça m’intéresse d’autant plus que la représentation cristalline, puisse à plus forte raison renvoyer, elle, à la puissance du faux.
À une condition, c’est que, j’essaie d’expliquer maintenant un peu sans revenir du tout à ce que j’ai fait la dernière fois, comment se distribueraient la forme organique du vrai et la formation cristalline de la puissance du faux. Vous voyez, c’est mon quatrième point. Encore une fois, j’appelle cette indiscernabilité réel-imaginaire, c’est la formation cristalline ou la puissance du faux par opposition à la forme organique qui elle, est la forme du vrai. Alors après tout, c’est pas indifférent pour vous, le vrai n’a pas de puissance, le vrai a une forme. Je crois que tous les mots que j’essaie de situer sont importants, en tout cas pour moi parce que quand j’emploie forme du vrai, quand j’emploie formation cristalline et pas forme cristalline. C’est exprès puisque il me semble que si l’on peut parler de puissance du faux au sens propre du mot puissance, on ne parlera pas d’une puissance du vrai, on pourra peut-être parler d’un pouvoir du vrai, mais c’est pas la même chose. En tout cas, le vrai est en soi forme, et le développement de la forme ce qui n’est pas du tout la même chose qu’une puissance.
Alors vous voyez, j’essaie juste dans ce quatrième caractère, quatrième point, d’avancer un tout petit peu dans une répartition possible entre forme organique -formation cristalline. Et il y un passage, là encore il y a un passage de Bergson qui m’apparaît très très curieux, au début de "Matière et mémoire", chapitre trois ; où Bergson a l’air de nous parler de tout à fait autre chose si bien que je vous raconte ce dont il parle. Et qui était très important à son époque. Une fois dit que "Matière et mémoire", c’est 1899... Non, je sais plus, oui... Je sais plus. C’est fin 19ème ou tout début 20ème... Et que la psychologie en était toujours à l’idée qu’il n’y a pas d’état psychologique inconscient, et que même l’idée d’état psychologique inconscient était un non-sens. Et à la même époque, Freud commençait à prendre à partie violemment cette conception de la psychologie. Mais à la même époque, Bergson le faisait non moins violemment.
Et ce qui m’intéresse c’est ce début du chapitre trois de "Matière et mémoire" où Bergson dit "C’est quand même curieux." c’est quand même curieux. Il dit comme ça, il nous raconte imaginer et réfléchir, il réfléchit, là. Et il écrit tout en réfléchissant, il dit : "C’est quand même très bizarre parce qu’on admet couramment que les objets perçus existent hors de notre perception." Mais le problème qu’il pose, c’est courant, tout le monde admet que les objets perçus... Sauf... Tout le monde admet spontanément que les objets perçus existent hors de notre perception sous une forme ou sous une autre. Mais on n’admet pas que les états psychiques existent hors de notre conscience.
Et si il y a moyen que vous avanciez dans le fond ce serait bien, là ou sur les côtés, ce serait bien. Il y a encore plein de place dans cette salle.
Voyez le problème, hein ? Il dit : "C’est curieux, tout le monde admet ça." Tout le monde admet ça. "Par exemple" dit-il lui-même, "je suis dans une pièce, je perçois. Mais à aucun moment je ne doute de l’existence d’un fond derrière moi, je ne doute pas plus qu’il y a un couloir que je ne perçois pas, que après le couloir il y a une petite cour à l’air et puis si je sors, il y a la rue, etc... Bon, je ne doute pas que les objets de ma perception s’étendent hors - retenez le mot "s’étendent" - je ne doute pas que les objets de ma perception s’étendent hors de ma perception. Et là bizarrement, je doute que mes états psychiques s’étendent hors de ma conscience." Il dit : "Mais pourquoi ? C’est très curieux, pourquoi ?" Voyez le problème, c’est très curieux en effet, moi je, je suis là, dans cette pièce et je me dis : "Ah bah oui, il y a la pièce et puis il y a le couloir, et puis il y a la rue, et puis, et puis il y a le monde." Bon. Mais en revanche, je suis en train de penser à quelque chose, là, et j’ai l’impression que ça, c’est dans ma conscience et que ça se prolonge pas hors de ma conscience. "Pas normal." il dit, "pas normal. Il faudrait expliquer cette croyance bizarre, peut-être que on a raison de croire ça, mais pourquoi ?" Pourquoi ? Il dit "Et bien finalement, c’est pour une raison très simple. C’est parce qu’on a scindé l’existence en deux parties bien distinctes. On a scindé l’existence en deux parties bien distinctes. Et l’une..." - Ou l’existant, il ne parle pas comme ça mais on pourrait le dire, on a scindé l’existant en deux parties bien distinctes. - "L’une qu’on va appeler le réel, et le réel, on le définit : les connexions légales et causales auxquelles on est censés obéir."
C’est la connexion causale et légale qui va définir le réel. À savoir, si je suis dans une pièce, il a bien fallu que j’y entre, c’est la connexion causale ; il a bien fallu que j’y entre c’est-à-dire il a bien fallu qu’un couloir m’y conduise. Il fallait bien que ce couloir parte d’un endroit, l’endroit d’où part le couloir ça peut être un autre couloir, mais à force d’aller dans les couloirs, on finira bien par arriver dehors. Tout ça : connexions légales et causales. Et c’est ça qui va définir le réel.
Au contraire, l’imaginaire, nous le définissons comment ? Nous le définissons par le caprice et le discontinu. "Oh ! une idée me passe dans la tête." Caprice et discontinuité. Et puis j’oublie, un souvenir m’arrive. Mais le souvenir, il n’arrive pas suivant des connexions légales et causales. Par exemple, tiens tout d’un coup, j’ai un souvenir de mon enfance. Et puis il dure trois secondes. Et puis je reviens à ce que je faisais. Tout ce domaine, donc, du capricieux discontinu , je vais dire : "sans doute, il existe." Mais pas sous forme de réel. Puisque le réel, c’est la connexion légale et causale impliquant la continuité et la loi. Là j’ai au contraire du discontinu et du capricieux. Et bien je dirais : "C’est de l’existant. Bien sûr. Mais c’est un existant qui ne se définit que par sa présence à la conscience, pour autant que dure cette présence. Voilà pourquoi je dirais qu’un état psychique n’existe pas hors de sa présence à la conscience.
Vous voyez que j’ai scindé l’existant en deux parties : - L’une définie par la connexion causale et légale, c’est le réel ; une autre définie par sa pure présence à la conscience autant que cette présence dure et ça c’est l’imaginaire.
Je dirais - là je parle en mon nom - voilà la première partie de ce qu’en dit Bergson, en un sens c’est enfantin, vous avez toutes raisons d’être déçus. Mais il faut être patient avec les philosophes. Vous comprenez que je peux dire, ce qu’il est en train de nous définir, moi c’est ce que j’appellerais la forme organique du vrai. C’est ça la forme organique. La forme organique, c’est la distinction de l’existant suivant deux pôles : le réel en tant que soumis à des connexions causales et légales, l’imaginaire en tant que défini par une pure présence à la conscience. Le vrai, c’est ce qui distingue l’un de l’autre.
Le vrai c’est de toute manière le rapport des deux sous la forme de la distinction. Le vrai c’est ce qui distingue l’un de l’autre. Le faux effectué dans l’erreur c’est ce qui confond l’un avec l’autre.
Bien, après cette parenthèse, Bergson continue. Il dit : "Mais si on y réfléchit bien, ça ne se passe pas du tout comme ça. Car réfléchissons bien, cette histoire des exceptions, l’objet se prolonge et se continue hors de la perception que j’en ai." Oui, mais il faudrait dire oui et non, car c’est vrai, l’objet se prolonge hors de la perception que j’en ai. Je ne vois pas le couloir mais la pièce que je saisis se prolonge dans le couloir. Bien sûr, mais est-ce que ce couloir que je ne perçois pas, est-ce qu’il est étranger à toute perception ? Est-ce qu’il faut dire que l’objet se prolonge hors de la perception que j’en ai, ou les objets se prolongent ? Non, non c’est bien plus compliqué que ça. Car ces objets qui se prolongent hors de la perception que j’en ai, c’est des perceptions possibles. Bien plus, c’est des perceptions effectuées par des autrui. Or, au besoin, ça se complique. Je perçois dans la salle où je suis quelqu’un dont le regard peut être tourné vers le couloir. J’ai des raisons d’induire que autrui prolonge en perceptions les perceptions que j’ai. Donc l’objet que je ne perçois pas, il ne distingue pas radicalement de toutes perceptions, on peut même dire d’une certaine manière que les choses sont des perceptions.
Donc je ne peux pas dire comme ça et aussi vite : "Les objets dans l’espace se prolongent indépendamment de toutes perceptions." Il faudrait bien sûr pouvoir distinguer l’objet lui-même et une perception au moins possible. Faudrait plutôt dire que les objets que je ne perçois pas sont presque des perceptions, des quasi perceptions. Bon. En d’autres termes, ce qui existe hors de la perception que j’ai actuellement, c’est encore des perceptions. Et si on parle d’objets qui n’existent pas indépendamment des perceptions que j’en ai, on est bien forcé finalement de parler de perceptions inconscientes. Bon, mais il n’y tient pas énormément, c’est des suggestions qu’il est en train de faire. Et il dit : "Et du coup, si on s’aperçoit que entre l’objet perçu et la perception il n’y a pas une différence de nature." Si bien que lorsque l’objet se prolonge indépendamment de la perception que j’en ai, c’est encore la perception consciente qui se prolonge dans des perceptions possibles ou des perceptions inconscientes.
Si je suis forcé de dire ça, à ce moment là je n’aurai plus aucune difficulté à dire que de l’autre côté, l’imaginaire aussi se prolonge au delà de la conscience que j’en ai. Et que mes souvenirs se prolongent infiniment en dehors de la conscience que j’en ai quand je les actualise. En d’autres termes, on dira de l’un comme l’autre des objets perçus et des états imaginés, des états réels et des états imaginés, on dira que ils ont une large frange d’indistinction telle que : de même que le réel se prolonge hors de ma conscience, l’imaginaire ne se prononce pas moins hors de ma conscience.
Il y a une frange d’indistinction, il y a une frange d’indistinction. Cette indistinction, c’est par opposition au premier point de vue qui pour moi était la forme organique du vrai, voilà, cette fois-ci c’est la formation cristalline. Ce que j’appellerai formation cristalline c’est cette frange d’indistinction. Telle que l’imaginaire ne se prolonge pas moins hors de ma conscience que le réel ne se prolonge hors de ma perception. C’est clair ça ?
Étudiant : Non.
Deleuze : Hein, hein, c’est pas clair ?
Étudiant : Non.
Deleuze : Mais je suis stupéfait. Alors, ça va devenir très clair, sinon je ne peux pas. ça va devenir très clair car dernier point de Bergson, et c’est à ça que je veux en venir. D’où vient l’illusion ? D’où vient qu’on ne voit pas et qu’on ne s’installe pas dans cette espèce d’indistinction cristalline ? Encore une fois, il n’emploie pas le mot cristallin mais ça m’est égal. D’où vient que ? Et bien la grande illusion c’est ceci, et ça va nous faire un pas considérable mais un pas qu’on ne comprend pas. On ne comprend pas. On est pas en état de le comprendre encore, on ne peut que l’enregistrer, et encore. Il n’y a rien à comprendre. Il nous dit : "Vous savez d’où ça vient cette illusion là, qui vous fait croire que les états de l’imaginaire ne se prolongent pas hors de votre conscience alors que vous croyez que les états du réel se prolongent hors de votre perception ? Vous savez d’où ça vient ?" Et bien c’est que vous croyez et que tout le monde croit - là ça devient du grand Bergson, le reste c’était des petites remarques - c’est que nous croyons tous que l’espace conserve une idée de fou, on vit sur une idée de fou, on vit sur l’idée folle suivante : que l’espace serait la forme de la conservation. À savoir que les choses se conservent dans l’espace - ce qui à la lettre ne veut strictement rien dire mais on en est persuadés - tandis que le temps détruit. On pense que l’espace conserve et que le temps détruit. Dès lors, les états psychiques qui sont temporels passent pour ne pas exister hors de la conscience et les objets de la perception qui sont dans l’espace passent pour exister indépendamment de la perception.
Mais c’est l’idée la plus bizarre, cette idée que l’espace conserverait et que le temps détruirait. Là il touche quelque chose - à ma connaissance il n’y a que lui qui a su dire ça. C’est vraiment une drôle d’idée. Voilà le texte : " Pour démasquer l’illusion, il faudrait aller chercher à son origine - il faudrait aller chercher à son origine - et suivre à travers tous ses détours le double mouvement par lequel nous arrivons à poser des réalités objectives sans rapport à la conscience et des états de conscience sans réalité objective." On a vu que c’était la distinction organique. "L’espace paraissant alors - l’illusion c’est ceci - l’espace paraît alors conserver indéfiniment des choses qui s’y juxtaposent - l’espace nous paraît conserver indéfiniment des choses qui s’y juxtaposent - tandis que le temps détruirait au fur et à mesure des états qui se succèdent en lui."
C’est ça qui m’intéresse, cette espèce d’illusion démente. Ce qui fait qu’ensuite, tout le problème de la mémoire va être complètement troublé puisqu’on va se dire : "Comment on peut reconstituer le passé, puisque le passé, c’est ce qui n’est plus ? On sait que c’est ce qui n’est plus puisque le temps est fondamentalement destructeur, puisque seul est le présent." Bon, on se trouvera devant toutes sortes de problèmes. Mais d’où nous vient cette idée que nous nous donnons tout faite ? "L’espace conserve indéfiniment les choses qui se juxtaposent en lui, le temps détruit les états qui se succèdent en lui".
Voyez que là, ce qui m’intéresse, c’est quand même déjà, c’est la première fois que l’on rencontre un thème profondément lié au temps avec ce point d’interrogation. Et si le temps ne détruisait rien ? À ce moment là, ce serait très normal que nos états psychiques subsistent hors de notre conscience. Et pourquoi, mais pourquoi est-ce qu’on a cette idée ? Et bien la réponse de Bergson, elle est toujours la même mais comme la formule est splendide, c’est à cause des exigences pratiques. C’est à cause des exigences de l’action.
C’est que finalement, ce qui nous intéresse c’est le présent parce que c’est dans le présent qu’on agit. Si bien que tout notre élan consiste en quoi ? La très belle formule de Bergson : "Nous ouvrons indéfiniment devant nous l’espace, nous ne cessons pas d’ouvrir indéfiniment l’espace tandis que nous refermons derrière nous le temps à nos yeux qui s’écoule". Et il nous dit que c’est dans le même mouvement, mais il faut le vivre physiquement, hein. J’avance, j’avance, tête obstinée, poum poum poum poum... Et quand j’avance c’est comme si j’ouvrais devant moi l’espace mais à condition de fermer derrière moi le temps. Quelle drôle de démarche, mais c’est ça, avancer. C’est pour ça qu’il vaut mieux ne pas trop avancer. C’est une opération démente, avancer, c’est une opération proprement démente. J’ouvre de l’espace à condition de fermer du temps. Peut-être que je m’apercevrais que c’est le contraire, que c’est le temps qui est fondamentalement ouvert et l’espace fondamentalement fermé.
Le jour où je saisirai ça, une énorme sagesse s’emparera de moi, et au moins j’aurai gagné quelque chose, je n’aurai plus à bouger. Ce sera la fête. Les personnages de Beckett ont découvert cette vérité fondamentale, si bien qu’ils bougent extrêmement peu. Bon bah, tout va bien. ?ça c’était ma... Voyez que par cette quatrième remarque, simplement, j’ai essayé de préciser un tout petit peu l’état des deux formations, la formation organique et la formation cristalline. Ou plutôt la forme organique et la formation cristalline.
Cinquième remarque : c’est la dernière dans ce point. Et bien de telles images cristallines donc, qui se définissent par l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire. De telles images cristallines - cherchons à multiplier les noms - c’est ce que nous appellerons des descriptions. Vous me direz : "C’est bizarre, appeler ça "descriptions"." Ce serait important puisque ceux qui étaient là la première fois, vous vous rappelez, je voudrais cette année que nos recherches comportent une véritable théorie de la description. Appelons ça "description", mais pourquoi ? Là nous pouvons suivre Robbe-Grillet : Robbe-Grillet donne de la description. Il estime qu’un des aspects nouveaux de ce que l’on a appelé le Nouveau Roman porte précisément sur les descriptions, ce n’est pas la seule nouveauté mais c’en est une. Et il nous dit : "Ce que j’appelle description, c’est quoi ?" Et bien, il n’essaie pas tellement de la définir, il nous dit ce qu’elle opère selon lui, la description. Elle se substitue à son objet. Il dit : "Dans le Nouveau Roman, la description remplace l’objet, se substitue à son objet." Ce qui veut dire quoi ? Ce qui veut dire deux choses. Ce qui veut dire : elle détruit son objet à mesure qu’elle le décrit.
C’est ce qu’il appelle une gomme. En effet, elle remplace son objet, au lieu de l’objet vous avez une description. Elle gomme son objet, elle se substitue à son objet à mesure qu’elle le décrit et en même temps, elle crée son objet par sa puissance de description. La description telle que la définit là Robbe-Grillet estune opération par laquelle je substitue à l’objet un quelque-chose qui à la fois gomme l’objet et crée un objet, qui à la fois gomme un objet et crée un objet. Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Concrètement, on voit assez bien ce que ça veut dire. Vous voyez, une description qui se substitue à son objet, c’est à dire qui à la fois le gomme et en crée, le supprime et en crée. ça veut dire que la description sera une description infinie. C’est une description qui ne cessera pas de se reprendre et de se relancer. On les connaît, ces célèbres descriptions qui ont animé le Nouveau Roman. Elle se reprendra, se relancera, se superposera, etc... Ce sera une description infinie. En tant qu’elle gomme l’objet et crée un objet, qu’est-ce qu’elle fait ? Elle établit un circuit. Il faut que constamment, l’objet créé sorte de la description par la force de la description, par la puissance de la description. Il faut qu’un objet sorte de la description par la puissance de la description. Et il faut qu’un objet rentre dans la description par la force de la description. ça ne cesse pas d’entrer et de sortir, la description sera le point d’indistinction autour duquel le réel, c’est à dire l’objet et l’imaginaire, l’objet créé, l’objet gommé et l’imaginaire ne cesseront de courir l’un derrière l’autre. Dans la description infinie, le réel et l’imaginaire deviennent indiscernables si bien que la description infinie répond à la formation cristalline...
Exemple littéraire, c’est ce roman de Melville, d’Herman Melville, dont je vous parlais traduit en français sous le titre : "Le Grand Escroc". Et Le Grand Escroc c’est donc confidence-man : l’homme confiance.
Comment ça se passe ? Ça se passe sur un bateau. Ah ! Mais qu’est-ce que c’est qu’un bateau pour Melville ? Vous savez c’est pas rien. Il sait ce que c’est un bateau, Melville, moi je sais pas, mais lui il le sait. Et ce qu’il nous dit sur ce que c’est qu’un bateau, c’est tellement beau, tellement beau, car ça va nous donner une confirmation, nous qui ne savions pas - ah ! Mais je le trouve plus... - Il le dit deux fois ce que c’est qu’un bateau, il le dit beaucoup d’autres fois mais aussi clairement ...Il le dit dans une admirable nouvelle qui s’appelle Benito Cereno". Et dans "Benito Cereno" voilà ce qu’il nous dit : le navire est comme une maison. Il ne dit pas cela, je résume, le navire c’est comme une maison. « La maison comme le navire, l’une avec ses murs et ses volets, l’autre avec ses hauts pavois semblables à des remparts, jusqu’au dernier moment dérobent aux regards leur organisation intérieure ». Voyez je suis à la lettre : la maison et le navire cachent quelque chose. Il y a quelque chose "en eux" - ce sont des formations d’intériorité - il y a quelque chose en eux et ce quelque chose, on ne le voit pas tout de suite. « Mais le cas du navire par rapport à la maison », mais le cas du navire, « offre en outre cette particularité » - donc là il nous dit : mais attention que le navire c’est encore mieux que la maison enfin il a une particularité que n’a pas la maison. « Le spectacle vivant qu’il recèle », la maison comme le navire recèlent un spectacle vivant, « le spectacle vivant que le navire recèle, à l’instant soudain qu’il est révélé », à l’instant soudain qu’il est révélé, « produit en quelque sorte, par contraste avec l’océan vide qui l’environne, l’effet d’un enchantement. Le navire est posé sur l’océan vide tandis que la maison elle est posée dans une rue fréquentée ». Il dit et c’est ça c’est formidable, car le navire c’est une maison dans le vide. « Le spectacle vivant qu’il recèle à l’instant soudain qu’il est révélé », c’est-à-dire, la vie fourmillante dans le navire, « produit en quelque sorte par contraste avec l’océan vide qui l’environne l’effet d’un enchantement », le navire paraît irréel. « Ces costumes, ces gestes, et ces visages étrangers, semblent n’être qu’un mirage fantomatique surgi des profondeurs qui reprendront bientôt ce qu’elle ont (.) fait ». Il le dit : qu’est-ce que le navire, qu’est-ce que la maison ? Il nous dit comme textuellement, la maison est une image organique, est une forme organique. Le navire est une formation cristalline. Il le dit, à sa manière.
Au début du "Grand Escroc" tout se passe dans un navire, sur un bateau, cette fois-ci un bateau fluvial. « Avec sa grande carène blanche, percée de deux étages de petites fenêtres » -voyez toujours une incise sur la ressemblance avec une maison- « avec sa grande carène blanche percée de deux étages de petites fenêtres pareilles à des embrasures, largement au-dessus de la ligne de flottaison, des étrangers auraient pu cepdandant pu prendre le Fidèle » - le Fidèle c’est le nom du bateau - « le Fidèle à une certaine distance, pour quelque forteresse aux murs blanchis à la chaux sur une île flottante ». Voyez : c’est pas le bateau qui bouge, c’est comme si le bateau était posé sur une île flottante, et cette impression, qui va déjà lancer alors le thème de l’irréalité, va se développer comment dans ce second passage ? « Les passagers bourdonnant sur les ponts » - c’est-à-dire la vie dans le bateau, la vie fourmillante dans le bateau - « les passagers bourdonnant sur les ponts semblaient - l’image elle est splendide parce que on voit ce qu’il veut dire même si on ne connaît ni bateau ni bourse - « les passagers bourdonnant sur les ponts semblaient des vendeurs dans une bourse au change cependant que d’endroits invisibles montait un murmure d’abeilles dans une ruche ».
Voyez les marins aux cordages, là, tout ça, ça s’affaire et on dirait absolument quand vous voyez chaque matin à la télé, ce spectacle si joyeux de la bourse. Ou si vous vous rappelez le film de L’herbier "L’argent", tous ces types qui grimpent sur des chaises, qui font des gestes, qui font comme des sémaphores là. Nous, à moins d’être très savants, on n’y comprend rien, c’est une espèce de...Tout comme on comprend là tout d’un coup les marins qui défont un petit nœud...Bon. Voilà que dans son bateau de cristal, qu’est-ce qu’il est en train de faire Melville ? Il fait son circuit d’indiscernabilité, précisément parce que le bateau est une image-cristal. Lui, il dit : « forteresse de chaux sur une île flottante ». Et qu’il s’est donné l’impression d’irréalité sur le fleuve désert, sur la mer déserte. Voilà que l’image-cristal apparaît sous la forme du circuit indiscernable, circuit indiscernable de l’imaginaire et du réel. Les bateaux, euh les matelots, les changeurs. Pourtant ça ne se ressemble pas : ce n’est pas une métaphore. Evidemment il me faut surtout pour moi que ce ne soit pas une métaphore, ça n’a rien à voir avec une métaphore. C’est que s’est fait aux conditions, sous les conditions du bateau cristal, de l’image cristalline, un circuit réel/ imaginaire où les deux sont strictement - et deviennent strictement - indiscernables. Bon ça part comme ça "le Grand Escroc", mais dedans, qu’est ce que ça va être la narration ? Ça c’est la description.
La narration ça va pas être rien, la narration. Car la narration elle va commencer par un personnage, un personnage bizarre qui est un albinos muet. J’aurais besoin de tout ça, donc je voudrais que vous le reteniez. Tout commence par un albinos muet. Qui s’exprime - le bateau est plein de passagers - qui s’exprime en écrivant sur une ardoise : "la charité", et il garde toujours le sujet : la charité, sujet d’énoncé, mais il change le reste de l’énoncé. "La charité ne pense pas le mal", et il brandit son tableau. "La charité est patiente, elle ne s’emporte point", et il brandit son tableau. "La charité endure toute chose". Les autres, ils le poussent, ils lui donnent des coups de pieds. Et les autres passagers disent : mais qu’est-ce que c’est que cette créature ? Ah il est muet, et en plus il est muet ! Non seulement il est albinos mais il est muet, tout ça, ça part (..). Immédiatement après il est poussé il se met dans un coin et il disparaît. Et lui succède sur le bateau, un noir cul-de-jatte. Un noir cul-de-jatte qui se fait injurier, alors là encore pire, par les passagers. Ils le traitent de « piège maquillé », de piège maquillé. Il y en a un qui dit : « espèce de piège maquillé ». Et le pauvre noir il demande la charité, il dit : Ah ! Oui...- il est resté gai quand même - il dit : je suis quand même gai, mais la charité pour le pauvre noir. Bon. Et il y a une bizarre scène chez les hommes de quoi ? Comment déjà ne pas les avoir reconnus ? Les hommes de la vérité, les hommes de la vérité qui disent : "mais c’est un piège maquillé". "C’est un faux cul-de-jatte". Et voilà qu’un bon pasteur car après tout il y a des hommes de la vérité bons, mais ça, ça nous avance rudement, v’là qu’il y a des hommes de la vérité, il y a des hommes véridiques amers. C’est ce que Melville appelera les misanthropes.
L’homme de la vérité, c’est très, très nietzschéen on trouverai des textes moins drôles mais aussi beaux chez Nietzsche. L’homme de la vérité c’est le misanthrope. Le misanthrope, il s’est toujours réclamé de la vérité. L’homme véridique c’est la misanthrope. Alors il y a un misanthrope qui dit : mais vous voyez pas...Vous laissez pas apitoyer ! Et quand on lui dit : mais si quand même ! Et puis même s’il était pas aussi cul-de-jatte qu’il en a l’air, ça fait rien ! Il invoque la vérité, l’homme sombre et amer invoque la vérité. Mais il y a aussi l’homme jovial qui invoque la vérité : "faisons lui confiance -quitte bien sûr à vérifier ce qu’il dit - faisons lui confiance quand même, et le Révérend Père : faisons confiance à ce pauvre noir cul-de-jatte.
Donc il y a déjà deux séries d’hommes de la vérité. Il y a les amers, les sombres et les joviaux. Bien. Et voilà que le pauvre noir, le Révérend Père pour le sauver du misanthrope sombre qui est tout prêt à le flanquer dans l’eau, en disant : c’est un piège, un piège maquillé ! le Révérend Père dit : "mais voyons mon bonhomme, tu as bien des gens ici sur ce grand bateau qui peuvent se porter garants" ? Et le pauvre noir se met à réciter une étrange litanie : il dit oui - voyez qu’il est le second des étranges personnages, il y a eu l’albinos ( .) l’albinos muet, il y a le noir cul-de-jatte :deux, qui se met à réciter son étrange litanie d’hommes qui à coup sûr le connaissent bien, savent bien qu’il est cul-de-jatte et peuvent se porter garants. Et il dit : "il y a d’abord l’homme au crèpe, un homme qui a un grand crèpe sur son chapeau, indiquant un deuil. Et puis il y a l’homme en gris, et puis il y a l’homme à la casquette et puis...- en fait j’en passe un petit peu parce que je veux constituer juste une série suffisante- et puis il y a l’homme au registre et puis il y a le bon docteur herboriste, et puis il y a le dernier - le plus beau -,le dernier, est ce le dernier ? Un qui a un costume tout bigarré. Et quand on arrivera à lui dans le roman il s’appelera lui-même le cosmopolite. Le cosmopolite. Et c’est de lui qu’éclatera la plus grande formule de Melville : « crapule métaphysique ».
Voilà une série donc qui va de l’albinos -alors vous voyez c’est une série qui va de 1...2... 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, si je ne retiens que les personnages principaux. Une série de sept personnages. Bon, qu’est-ce qu’on va comprendre assez vite ? Ils affrontent tous des hommes de la vérité. Ils affrontent tous sur le bateau des hommes véridiques. Sous les deux formes de l’homme véridique : la forme bonasse et la forme amère. Et chacun de la série mène une obscure escroquerie. Mais une escroquerie qui devient de plus en plus complexe. Qui semble être d’abord de petites escroqueries d’argent mais enfle pour devenir une immense escroquerie du discours. Où il ne s’agit plus de prendre l’argent des autres, des hommes véridiques. Où il s’agit de les « persuader de quelque chose » comme dirait Robbe-Grillet. Mais les persuader de quoi ? Et pourquoi ? Et avec le cosmopolite, ça prend une dimension cosmique. Mais les persuader de quoi ? On verra, on verra.
Quelle est la situation de la narration ? Voyez la situation de la narration - et c’est juste ce que je voulais dire - très curieux comme situation. Je prends une exemple précis : l’homme au crèpe - une des puissances de la série, un des hommes de la série - l’homme au crèpe raconte l’histoire de son mariage malheureux. Il a épousé une très méchante femme, il explique. Il prétend avoir épousé une très méchante femme. Il montre que le signe, le symptome principal de la méchanceté de cette femme, c’était qu’elle tripotait les gens, elle tripotait les gens. Ce qu’il explique être à la fois une attitude impudique et montrer une grande fausseté d’âme, prétend-il. Donc il raconte son mariage malheureux. C’est l’homme au crèpe, l’homme au crèpe donc a un mariage malheureux. Mais l’histoire est confirmée et complétée par l’homme en gris. L’histoire est confirmée et complétée par l’homme en gris. Telle qu’elle est complétée et confirmée elle est racontée par un personnage qui dit : "je". Et qui n’est pas l’homme en gris. Qui semble être l’auteur, Melville. Mais ce personnage là, il vient là, on ne voit pas très bien pourquoi, à première vue. Donc il y a déjà les trois : l’homme en gris, non l’homme au crèpe, confirmation et complément par l’homme en gris, trois : un "je" mystérieux qui raconte l’histoire telle que l’homme en gris l’a racontée. Quatre : cette histoire est mise en doute par l’homme à la casquette. L’homme à la casquette dit : oh non, non, non, ça peut pas exister une histoire comme ça. Et il convainc un homme véridique qui précédemment avait été persuadé que l’histoire était une triste histoire. Il va convaincre l’homme véridique que c’est une fausse histoire. Seulement voilà, seulement voilà, les deux : l’homme au crèpe à qui est arrivé l’histoire, plus censément, et l’homme à la casquette qui dément l’histoire, font partie de la série des puissances.
En d’autres termes : c’est le même escroc sous des puissances différentes, sous deux puissances. Bon. Est-ce que je peux dire : le même ? Qu’est-ce que vous voulez que je dise ? Comment voulez-vous que je parle ? Non c’est pas le même ! Si c’est le même ! Je voulais parler de la puissance du faux. A condition de corriger, la puissance du faux n’existe que dans la série illimitée des puissances. Ben là oui, c’est le même personnage qui raconte, modifie, dément, sa propre histoire sous des puissances distinctes. Alors je dis : cinéma pour aller très vite. Qui...
Toute une partie du cinéma moderne, du cinéma contemporain est poursuivi par ce thème. Le faussaire, les puissances du faux. Je cite trois cas sans mettre de jugement de valeur dans ces œuvres.
Le plus fondamental : c’est évidemment Welles. Welles n’a pas cessé, je crois que s’il y a une unité de cette œuvre elle est là : elle est dans la question de la puissance du faux et de la série des puissances dans lesquelles cette puissance du faux se manifeste. C’est-à-dire le thème fondamental du faussaire. Qu’il l’exprime clairement dans son dernier film, cet espèce de testament...Bizarre "F comme fake". Ça apparaît nettement. Je précise que là-aussi le film est construit sous une forme sérielle, série de puissances du faux. En effet il n’est pas difficile - dans "Positif", Gérard Legrand a rappelé un très bon découpage de "F comme fake".
Premièrement : présentation d’une dame très étrange qui est habillée comme Orson Welles. Tiens. Bien qu’elle s’en distingue à tout égard, présentation d’Oja Kodar sur laquelle tous les hommes se retournent dans la rue. La première séquence : Oja Kodar. Qui a le même grand chapeau que Orson Welles etc...Et ils se regardent et ils sont en position de doubles l’un l’autre.
Deuxième : séquence présentation de Welles en prestidigitateur, bon c’est une figure du faussaire. Oja Kodar aussi, c’est une figure du faussaire. C’est une série analogue à celle de Melville.
Bon la troisième peu importe j’en ai pas besoin.
Quatrième : présentation du journaliste Clifford Irving, auteur des faux mémoires de ...Comment on prononce ? Hughes. Présentateur des faux mémoires de Hughes. Hughes étant un milliardaire américain célèbre pour sa vie, sa vie de faussaire. Vous vous rappelez que "Citizen Kane", le premier grand film de Welles, était sur un autre milliardaire américain. Non moins assimilable à un faussaire et aux puissances du faux. C’est dire que d’un bout à l’autre, ça traverse l’œuvre de Welles. Présentation du journaliste Irving auteur des faux mémoires de Hughes. Seulement j’avais déjà soulevé cette question, rappelez vous que l’histoire n’est pas si claire, puisque Hughes avait lui-même des sosies en tant que grand faussaire, il avait lui-même sa série de faux Hughes et que...Qui a dicté les faux mémoires ? Est-ce que c’est Irving qui les a faits tout seul, est-ce que c’est un sosie de Hughes qui les a dictés, est-ce que c’est le vrai Hughes se faisant passer pour son sosie ? Tout ça c’est les puissances du faux. Impossible qu’il y aie la puissance du faux sans qu’elle se présente sous forme d’une série. D’une série de personnages où les sujets...Et dans la série, les sujets seront indécidables. Est-ce Hughes, est-ce son sosie ? Allez voir ! Donc présentation de irving auteur des faux mémoires de Hughes et précedemment d’un livre sur le peintre faussaire Elmyr de Hory. Présentation de ce dernier qui entreprend aussitôt de se justifier. Donc là alors Irving dit : il aimait les faux mémoires de Hughes et un faux peintre, un faussaire en peinture. Il entend se justifier, le faussaire en peinture.
Cinquièmement : intervention de Welles qui rassure le spectateur. Ça c’est formidable. Pendant une heure, le spectateur ne verra et n’entendra rien de faux. Il surgit à sa place dans la série : "je suis l’homme véridique". Je suis l’homme du vrai : "pendant une heure vous n’entendrez rien de faux". Ce sera vrai ! Ce sera vrai, pendant une heure on entendra plus rien de faux. Mais il se trouve que l’homme véridique n’en fait pas moins partie. C’est pas le faux homme véridique qui fait partie de la série des faussaires. Déjà chez Nietzsche c’est l’homme véridique en tant que tel qui fait partie de la série des faussaires.
Sixièmement : dialogue entre Elmyr, le peintre faussaire, et Irving. Le peintre expose sa méthode, son ambition, ses activités, exposé souvent rectifié par Irving. Lequel est le faussaire des deux ?
Septièmement : et là il n’y a rien de faux, c’est un dialogue cinéma direct. Welles se marre. Septièmement, commentaire de Welles et de Reichenbach dans un grand restaurant parisien. Autres histoires de faussaires. La série se prolonge.
Huitièmement, etc bon peu importe...
Neuvièmement : méditations de Welles face à la cathédrale de Chartres et la manière d’intégrer l’image de la cathédrale de Chartres est splendide. Parce que là je vous assure j’ai l’air de...Elle est vraiment filmée à la manière dont elle est peinte parfois par les peintres, par les impressionistes, par Monet. C’est vraiment symptomatique d’une image- cristal. Il y a la longue méditation de Welles devant la cathédrale de Chartres où là alors Welles assume mais absolument le rôle du grand homme véridique.
Dixièmement : histoire d’Oja Kodar, on revient à la jeune femme du début, son aventure avec Picasso. On lui prête une aventure incroyable avec Picasso. Histoire du grand-père d’Oja Kodar. A la fin de cet épisode Welles réintervient pour signaler au spectateur que l’heure était largement passée et que depuis vingt minutes, l’aventure avec Picasso, on fait marcher le spectateur. Vous avez votre série. Là c’est même une série circulaire parce que on revient au point de départ. Je dis juste pour aller très vite si vous prenez toute l’œuvre de welles c’est ça, vous retrouvez ça constamment. Mais constamment, constamment. Il lui faut une série de faussaires. Et le problème, il aime bien poser une question, c’est un cinéma de la question. Ces faussaires évidemment ne se valent pas. Mais les grandes séries de faussaires chez Welles, c’est quoi ? Je prends "La dame de Shangaï". La dame de Shangaï c’est splendide parce que là vous retrouvez le thème du bateau. Le thème melvillien du bateau. Inutile de vous dire que Welles a pour Melville une admiration sans borne. Sans quoi il n’aurait jamais joué dans Moby Dick, qui n’est pas un très très bon film, mais voilà bon. Le bateau je vous le disais s’appelle le Circé. Thème qui renvoie à Homère. Circé c’est la faussaire par excellence, c’est la sorcière faussaire. Tout se passe dans le Circé et avec quelle série ? Un trio. Dont on ne sait pas lequel est le plus faussaire. Il y a l’homme à visage de porc, qui magouille son pseudo-suicide. Il y a l’avocat, l’avocat hémiplégique qui en fait un véritable assassinat. Non pardon qui magouille son pseudo-assassinat, non...Ou suicide enfin je sais plus, peu importe. L’avocat en fait une vraie mort et encore plus loin il y a la dame de Shangaï qui est faussaire, qui est la faussaire par excellence, puisque on apprend qu’elle tient tout le quartier chinois des jeux. Et tout se termine dans une des images-cristal les plus belles de tout le cinéma, la célèbre image où le c’est plus le bateau qui est cristal mais ce sont les miroirs qui multiplient les personnages, qui multiplient les deux personnages, l’avocat et la dame de Shangaï lorsque l’avocat va tuer la dame de Shangaï et se tuer lui-même, je crois.
Voilà. "Falstaff", qu’est-ce qui fascine dans "Falstaff" ? Dans...Pourquoi ? Faut voir son traitement de Shakespeare chez Welles. Qu’est-ce qui fascine dans "Falstaff" ? C’est que c’est un fantastique rideau de faussaires. C’est des faussaires, c’est tous des faussaires. Et il arrive...Et son coup de génie ça a été d’insister là-dessus. Je dis pas que çe soit pas dans Shakespeare, mais à mon avis si j’osais dire quelque chose à cet égard, il a quand même très tordu Shakespeare, parce que ça y est dans Shakespeare mais secondairement, je crois pas que...C’est tous des faussaires, à savoir Falstaff, le nom même, le nom même évoque le fait. Voyez c’est une des puissances du faux. Il se trouve qu’il est fondamentalement bon et que Welles tient énormément à la bonté de Falstaff. Ah bon ? Il tient à la bonté. Ben, oui pourquoi pas ? Pourquoi est-ce qu’il n’y aurait pas une puissance du faux bénéfique ? Pourquoi pas au point où on en est, on met tout dans le cristal et pourquoi pas aussi le bon ? Il est fondamentalement bon et en quoi ça l’empêche de mener la narration falsifiante ? En quoi ça l’empêche d’être un faussaire ? Il est bon. C’est tout. Mais son copain, le jeune prince, lui c’est un faussaire autrement inquiétant. Et pourquoi c’est un faussaire ? C’est un faussaire de faussaire. Car ce sur quoi, ce qui est dans Shakespeare parfaitement, mais ce sur quoi Welles insiste énormément, c’est que le vieux roi est un usurpateur. C’est le premier de sa dynastie, il a usurpé le trône. Il a usurpé le trône. Et dans la fameuse scène où Falstaff et le jeune prince se lancent dans une comédie bizarre où tour à tour chacun joue le rôle du vieux roi grondant son fils - c’est-à-dire là où il y a la scène avec le renversement - où d’abord le fils joue son propre rôle, le prince joue son propre rôle et Falstaff joue le rôle du vieux roi disant à son fils : "tiens toi mieux...Etc" Etc...Et puis tout d’un coup le fils a une explosion de colère et dit : c’est moi qui vais faire le vieux roi et toi tu vas faire le prince ! Et Falstaff sent que quelque chose de louche est en train de se passer, là il perd le contrôle...Et il s’en tire comme il peut. Et vous avez ce trio : et le vieil usurpateur là, le vieux roi usurpateur là qui prend des attitudes très nobles qui prend...etc...Qui fait la morale à son fils est fondamentalement un usurpateur et le coup de génie de Welles c’est d’avoir constitué la série des trois sous cette forme là. Trois faussaires, bon.
Je penserai à d’autres films m’enfin ça, mais j’ai pas besoin, de parler du film là je vais même pas dire....Parler de "la Soif du mal" parce que c’est tellement mal traduit c’est vraiment un avatar du diable quoi le titre, un grain, un grain du démon. Un grain de démon je sais pas quoi, une marque, une marque du diable.
Coupure momentanée du son
Ou de l’homme qui cherche n’a jamais été...Sa femme évidemment, il apparaît évidemment que...Il semble que c’est complètement, ce qu’il lui faut c’est des preuves, des preuves, c’est l’homme véridique dans toute sa laideur. Et l’autre, l’autre, l’inquiétant policier américain joué par Welles alors les faussaires, c’est le rapport entre les deux faussaires qui va être très très important.
Si je pense à d’autres cinémas, là je voudrais aller vite pour en finir, si je pense à un autre cinéma...Je dis juste mais c’est constant, là j’ai pas besoin d’invoquer le cinéma de Robbe-Grillet pour une fois un des meilleurs films de Robbe-Grillet, c’est "L’homme qui ment" et on aura l’occasion de voir de plus près "L’homme qui ment", d’en parler de plus près mais l’homme qui ment c’est évidemment pas l’homme qui dit des mensonges. L’homme qui ment, c’est - même pas je peux dire le faussaire - car l’homme qui ment il ne domine absolument pas la situation. Il est inséparable d’une chaîne de faussaires. Et enfin je citerai un peu - ça va trop de soi- Resnais et l’importance... Vous voulez des images cristallines ? Non ? Dans Resnais on va voir, la sphère de "Je t’aime, je t’aime", la sphère de "Je t’aime, je t’aime". Et la sphère de "Je t’aime, je t’aime" ça va être quoi ? Facteur d’une indiscernabilité fondamentale. Je dirai d’abord entre le réel et l’imaginaire et puis entre quoi et quoi ? On va voir... Il nous reste à peine quelques instants donc achevons. Et est-ce par hasard qu’il a fait ce film qui n’a pas eu de succès : "Stavisky" est-ce qu’il faut croire qu’il l’a fait comme ça Stavisky ? Faut entendre ce que dit Resnais. Le thème du faussaire est aussi puissant que, non seulement chez Robbe-Grillet, mais aussi puissant et aussi important pour lui quoique d’une toute autre manière, que chez Welles. Et que ce thème -"je ne dis pas du tout qu’il épuise le cinéma contemporain"- que ce thème est déterminant. Pourquoi est-ce qu’il est déterminant pour le cinéma contemporain, pour une partie du cinéma contemporain" ? Pas difficile : la réponse on l’a d’avance. S’il est vrai que le cinéma contemporain se définit partiellemment par son aptitude à constituer des images qu’il faudra appeler images cristallines ou d’un type cristallin, il est complètement normal que le cinéma contemporain, une partie du cinéma contemporain, se trouve embarqué dans ce problème de la puissance du faux.
Car enfin pour terminer et pour que tout prenne un peu de cohérence, je viens de citer trois auteurs de cinéma pour qui vous me l’accorderez, la puissance du faux est le thème d’une série, d’une sérialisation des puissances du faux, est fondamental. Je pose la question brute alors : est-ce que c’est par hasard, enfin là on bute sur quelque chose : est-ce que c’est par hasard que ce sont les cinéastes du temps ? Est-ce que c’est par hasard - j’entends bien que le cinéma s’est toujours occupé du temps mais, mais, mais...Chez la plupart des auteurs le temps et les images du temps sont conclues d’autre chose. C’est ce que j’essayais de montrer l’année dernière, généralement elles sont conclues de l’image-mouvement. Ça a été un moment extrêmement important dans le cinéma lorsque le cinéma a tenté de construire des images-temps que j’appelais les images-temps directes et que l’année dernière j’ai pas eu le temps de développer, d’analyser en détail. Si je me demande qui sont les grands auteurs de cinéma qui ont fait des images-temps directes et qui finalement ont compris la mémoire par là-même, d’une manière non-psychologique, je dirai c’est avant tout Welles et Resnais. De deux manières différentes, c’est eux, c’est eux les deux ...J’ai même pas besoin de dire les deux plus grands, ceux qui se sont posés ce problème : comment dans l’image cinématographique atteint directement au temps ? Ce qui implique un temps non chronologique évidemment. Puisque la chronologie c’est une manière dont l’image-temps dérive toujours d’autre chose. Donc comment atteindre l’image-temps directement dans sa chair ? Dans sa chair de temps ? Donc a-chronologiquement, en bousculant la chronologie donc en convoquant toutes les puissances du faux. Et la sphère de "Je t’aime, je t’aime", ce que j’invoque comme image-cristal c’est quoi ? C’est la sphère dite de l’outre temps. Dans "Je t’aime, je t’aime" vous avez un film qui n’est même pas sur le temps, un film qui constitue des images-temps autant que l’était déjà "Muriel", autant que l’était déjà "L’année dernière à Marienbad". Et dans les trois cas vous aviez pourtant et aussi le problème du faussaire constamment. Et je dirai de la même manière qui a inventé, alors le premier à avoir inventé l’image- temps au cinéma ? C’est Welles. Il va de soi que ce qu’on appelle profondeur de champ chez Welles c’est pas seulement une promenade dans l’espace : c’est quelqu’un qui entre dans son passé. C’est quelqu’un qui entre dans son passé. C’est une marche dans un passé. C’est une exploration dans le passé. C’est une exploration temporelle, beaucoup plus, beaucoup plus que le simple gain d’une troisième dimension de l’espace. Et si vous pensez aux grandes images de profondeur de champ, vous verrez que chaque fois elles sont liées...Et je voudrai ajouter...Il y a un certain nombre de grands cinéastes pour moi, avant tout Welles et Resnais qui se sont élevés à ce problème, donc de la construction d’une image-temps directe au cinéma. Ils devaient passer par des formes d’images-cristal. Et puis il y en a d’autres-là qui eux ont une situation toute autre. Je dirai presque que...Ça me frappe beaucoup...Je dirai presque - si cette catégorie a un sens - les cinémas dits du tiers monde, je crois que les cinémas...Je n’ai qu’une idée sur les cinémas dit du tiers-monde, ce qui me frappe c’est que de manière très différente, je ne prétends pas en faire une catégorie, entre le cinéma indien, le cinéma philippin, le cinéma marocain, ou égyptien, tout ça... Je dis : s’il y avait une constante ? Pourquoi il y aurait pas une constante ? Tout comme on peut parler de l’expressionisme allemand, pourquoi on pourrait pas parler d’une certaine manière du cinéma du tiers-monde ? Je dis moi ce qu’il ont de commun, c’est la construction directe d’une mémoire. Vous me direz c’est une platitude. Non ça s’explique. C’est pas du tout qu’ils souhaitent se rattacher au passé, d’abord c’est très équivoque- alors du coup j’ajoute : la construction d’une mémoire non-psychologique. Il s’agit pas de se retrouver des racines, c’est pas ça. C’est que l’oppression, la misère, la colonisation, quoique ce soit - il y a des cas très très différents dans tous ces pays - ont fait véritablement une rupture de leur chronologie, une espèce de faille chronologique. Alors ça peut aller sous la forme de : mais oui on leur a volé leur passé. Ça peut être ça. Mais ça peut avoir des formes plus compliquées : une espèce de faille chronologique. On leur a pas seulement volé leur passé, mais on les a transplantés, on les a exportés, on les a mis dans d’autres territoires, etc... Bon. Si bien qu’il ne s’agit pas pour eux de se reconsituter une mémoire. D’abord leur gouvernement détesterait ça et ça ce serait rien à la rigueur. Mais c’est pas ça le problème se reconstituer une mémoire, ça a jamais servi à personne. Ce qui sert beaucoup c’est - et ça c’est beaucoup plus embêtant, beaucoup plus agressif - c’est : servir au monde de mémoire, constituer un lieu qui ne peut-être qu’une mémoire du monde. Parce que ça ça embête le monde.
Où en est ma mémoire ? Même mémoire d’un peuple, mais qu’un (incompris), le mystère laïque, c’est le mystère laïque de l’oppression. Je veux dire le mystère chrétien c’est quoi ? En tel petit village, le Christ est né, l’universel s’est incarné. Vous avez des pages innombrables et très belles de Peguy sur ce thème, vous avez des pages aussi de Kierkegaard sur cette universalité qui s’incarne dans la plus pure singularité : ce petit village... Mais le mystère laïque ? On a aussi des mystères en laïcité. C’est que un lieu déshérité, un lieu déshérité, pas du tout parce qu’il retrouve sa mémoire mais en fonction précisément de sa misère, en fonction précisément de ce qu’il a subit, etc - soit comme le témoin irrécusable d’une mémoire du monde. Je ne veux pas dire qu’il faut le mettre en musée , qu’il faut le conserver comme ça. Tout ce qui s’y passe vaut pour une mémoire du monde. Tout ce que les gens y font actuellement vaut pour une mémoire du monde, c’est pas à eux de se rappeler ! Je ne suis pas en train de dire : le tiers-monde il faut qu’il reconquière sa mémoire - je dis que toutes les actions des pays, actuellement pauvres, misérables, exploités etc, c’est que chaque chose qui s’y passe soit inscrit comme une mémoire du monde. Alors c’est pas étonnant : je pense qu’au cinéma, je dirai presque l’exemplaire de tous ces cinémas un des plus avancés, il me semble, c’est quand même le cinéma canadien. Je crois comme un type comme Perrault a une importance dans le cinéma moderne, une importance fondamentale, fondamentale. Alors bien sûr il se fait traiter par la génération jeune, un peu de vieux con. Sous la forme de : tu nous embêtes avec tes histoires de mémoire. Et je crois que c’est parce que il n’a pas été compris. Il prétend pas du tout que les québécois - s’il le prétend, je dirai pas du tout c’est pour un (incompris) que je le dis, bien sûr les québécois...Il faut qu’ils retrouvent leur mémoire. Il le dit mais il dit aussi quelque chose de beaucoup plus profond, de beaucoup plus drôle. Il faut aussi que le Québec aille et que dans ce lieu, là dans ce lieu là entouré par une toute autre civilisation, il faut que s’inscrive la mémoire du monde. Pour une mémoire du monde.
La mémoire du monde et le temps c’est pareil. Le temps n’est pas quelque chose qui détruit, quelque chose qui conserve. La forme sous laquelle le temps conserve, c’est la mémoire du monde. Eh bien la mémoire du monde elle est au Québec ou bien elle est aux Philippines, elle n’est pas dans nos bibliothèques. Et bien c’est cette mémoire du monde-là que cette image cinématographique elle est...Ce serai une autre manière d’atteindre à l’image-temps et je crois qu’à cet égard les cinémas du tiers-monde quand ils ne tombent pas, disons il y a un danger...C’est que les cinéastes...C’est pas par hasard ! Je pense à l’égyptien je ne sais même plus de son nom...Le thème de la mémoire vous le trouvez constamment...
Etudiant : Youssef Chahine
Deleuze : vous le trouvez constamment dans ... Chahine, vous les trouvez constamment dans, dans les cinémas du Tiers-monde les plus différentes et je crois encore une fois que notre contresens à nous, européens, c’est de croire que - mais c’est aussi un peu eux leur piège, c’est de croire qu’il s’agit de reconstituer une mémoire qui serait celle de leur peuple ou même celle de leur vie à eux, celle de leur individualité à eux comme individualité exemplaire, ou représentative. C’est pas ça. C’est un acte beaucoup plus...Comment dirai-je beaucoup plus, culturellement révolutionnaire. C’est que là, la mémoire du monde, elle prendra de ces aspérités ! Elle aura plus du tout le côté bien propre et bien lisse qu’on trouve dans les manuels qu’ils soient - dans les manuels ou dans les livres - qu’ils soient marxistes ou qu’ils soient bourgeois. Là le cinéma a une espèce de chance de faire des images-temps bouleversantes où le cinéma prend une valeur politique intense. Et je dois dire que s’il est vrai que chez Welles l’aspect politique lié à un cinéma du temps à mon avis, n’était pas fondamental, fondamental, c’était présent parfois mais c’était pas fondamental. En revanche chez Resnais, l’aspect politique d’un cinéma du temps, m’apparaît déjà chez Resnais. Voilà donc on en est là. La prochaine fois on va tomber, ah oui je précise pour qu’on enchaîne bien, la prochaine fois, on vient de faire si vous voulez la rencontre entre le temps et la puissance du faux. Pour moi c’est les mêmes auteurs. Il faut maintenant qu’on établisse un lien solide entre le problème du temps et la puissance du faux.