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Millenium Machines par Maurice G. Dantec
Boîte à outils théorique d’urgence pour les artistes du XXIe siècle
Les fièvres d’un nouveau millénarisme semblent sur le point de s'emparer pour un bon moment de la planète. Tout le monde, je crois, a bien compris la nature éminemment symbolique de l'évènement : le changement de date s'impose à tous comme une REMISE A ZERO des compteurs. Ce pur arbitraire numérique provoque depuis le début de la décennie (la dernière avant le jour fatidique) une profusion d'actes et de discours où c'est l'ensemble du corpus de théories et de connaissances du monde occidental et technologique qui est tout autant sollicité que pris dans le faisceau des interrogations critiques. Utopies, Contre-utopies, mondialisation heureuse ou horreur économique, homme symbiotique ou cyberbombe, à chacun selon ses phantasmes, pour paraphraser un auteur célèbre. Mais il ne semble plus faire aucun doute pour personne que le monde va changer, là, tout de suite, et que c'est à l'occasion de ce changement de siècle et de millénaire que cette transformation sera mise en oeuvre. Il est sans doute temps de poser cette certitude désormais communément admise sous la torche d'un examen critique objectif.
2000 MANIACS
Un simple changement de date sur nos calendriers a-t-il vraiment le pouvoir de changer le monde dans lequel nous vivons ?
Cette question peut paraître à première vue complètement idiote : le changement de date en question n’est-il pas la preuve que le monde change constamment, aucun arrêt du temps n’étant envisageable, sauf arrêt brutal de tout processus biologique, puisque précisément le temps est une réalité co-extensive du vivant ?
A ce titre un changement de date, même aussi connoté que celui qui nous intéresse, ne peut être considéré que comme la représentation symbolique et purement arbitraire d’un certain découpage du temps, dimension sur laquelle l’homme n’a aucune prise, et donc comme un phénomène secondaire qui ne résout aucun problème majeur.
Mais si on y regarde d’un peu plus près, à la lumière de certaines des théories scientifiques les plus récentes, la question peut découvrir une profondeur occultée par ces évidences.
Il convient en effet une bonne fois pour toutes de bien prendre acte que nos faits et gestes les plus symboliques, les moins " matériels ", selon l’acception usuelle du terme, sont précisément les instruments privilégiés que la nature a placé dans les mains (je devrais sans doute dire dans les cerveaux, quoique cela ne soit évidemment pas contradictoire) des mammifères bipèdes que nous sommes, pour transformer le monde dans lequel ils vivent.
Comme Karl Popper l’a si justement découvert dès les années 30 , en révolutionnant du même coup toute l’épistémologie contemporaine, le monde des langages symboliques, des théories, des problèmes et des solutions possède une existence en propre; comme le Premier Monde de la réalité physique, comme le Second de la réalité sensible, le Troisième Monde, le Monde 3 de la Connaissance engendre une phénoménologie qui lui est spécifique, et surtout, ce Troisième Monde possède la particularité d’interagir avec celui de la réalité physique, grâce à cette stupéfiante interface naturelle qu’est le cerveau humain, là où le Monde 2 de la réalité sensible individuelle prend corps ;
Aussi peut-on dire que dès les origines de l’homme, un Troisième Monde, virtuel, a-t-il été inventé, produisant une série de cataclysmes qui changèrent en quelques millénaires toute l’économie générale des deux autres.
Comme Popper l’a si brillamment démontré, le Monde 3 de la " Connaissance Objective " est régi par les mêmes grandes Lois Fondamentales que ses congénères, car ils partagent le même Cosmos : cela signifie par exemple que ce Monde Virtuel subit comme les autres les tensions propres au vivant, ce qu’on nomme habituellement " sélection naturelle " : aussi bizarre que cela paraisse en effet, le monde des théories et des idées, comme celle de la Sélection Naturelle, agit selon les préceptes de cette même théorie .
Aussi puis-je maintenant aborder le centre de ma réflexion, en m’appuyant sur ces quelques idées simples :
Comme Popper l’avait compris, les Théories n’appartiennent pas à un univers Platonique, préexistant et éternel, immuable et transcendant. Car c’est dans le plan d’immanence de l’homme, dans ses productions faites pour définir et régler des problèmes d’ordre pratique que le Troisième Monde surgit, et fait plus important encore, ce n’est pas parce que l’homme le crée, que ce monde virtuel n’en possède pas pour autant sa propre autonomie ;
Popper cite en exemple l’invention des nombres entiers et leur suite infinie : Lorsque l’homme invente les nombres, et les opérations arithmétiques élémentaires, il invente du même coup la suite numérique infinie des entiers, on peut toujours faire + 1 à une suite de nombres. Mais ce que l’homme ne fait pas, et qu’en revanche la suite numérique produit, par elle-même, en tant que machine, c’est l’émergence en son sein des nombres premiers, que l’homme découvrira des millénaires après avoir inventé les entiers positifs.
La même chose est valable pour l’ensemble des créations intellectuelles de l’homme, telles les théories, ou les utopies économiques.
Qu’on le veuille ou non, les théories économiques sont des productions de l’économie générale du Monde 3, et elles sont bien souvent les prédicats à la constitution d’une nouvelle économie humaine organisée.
Et comme les autres productions du Monde 3 (et des 2 autres) elles obéissent à l’implacable loi évolutionniste de la sélection naturelle.
La " théorie " économique du libéralisme marchand a plus de trois siècles durant proposé le modèle le plus fiable et le mieux adapté à cette phase de l’évolution humaine, aucun des modèles alternatifs proposés, " utopiques " ou " réalistes " n’a vraiment pu concurrencer avec elle. Comme Popper l’a démontré avec succès c’est précisément parce que cette " Théorie " (devenue depuis pratique collective et individuelle planétaire) était aussi celle à l’intérieur de laquelle, ou plutôt aux marges de laquelle allaient s’inventer successivement la Théorie de la Gravitation Universelle, la Théorie de l’Evolution, puis la Physique Quantique et Relativiste, la biochimie moléculaire (la génétique), et la Théorie de l’Information.
Aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, c’est aux limites de ce même " système " que de nouveaux paradigmes surgissent, que de nouvelles théories/pratiques émergent, et que de nouveaux acteurs entrent en scène.
Il importe pour moi de les éclairer sur leurs actions, car qu’on ne se méprenne pas, le rôle du philosophe est selon moi de rendre perméable la frontière biologique entre les 3 mondes, et d’ainsi proposer aux hommes d’action, à ceux qui entreprennent, et se lancent dans le brouillard opaque qui recouvre notre univers, abusant nos sens, quelques boîtes à outils théoriques qui pourraient leur permettre de ne pas réinventer l’eau tiède, ni de tomber dans les pièges que certains maîtres anciens ont parfois déjoué avec succès longtemps avant eux.
VERS UNE ANTHROPOLOGIE DES MACHINES
Il est de bon ton, je crois, dans certaines écoles de management américaines et européennes, de faire lire Sun Tzu aux étudiants, les vertus de son enseignement ne sont en effet plus à démontrer. Plus ésotériques sembleraient les références à Nietzsche, Spinoza, Hume, Héraclite, voire même Karl Popper.
Et que dire de Schrödinger, de Niels Bohr ou d’Einstein ?
Pourtant les hommes d’action qui ont décidé de se lancer dans l’aventure économique, je veux dire dans l’aventure de l’économie générale du monde, quelqu’en soit leurs motivations et leurs objectifs doivent se pénétrer tout entier que le Monde (au sens du Cosmos unissant les Trois Mondes, et ceux que nous découvrirons plus tard) n’est plus prévisible, en tout cas plus prévisible au sens qu’on donnait encore à ce mot il n’ y a pas si longtemps ; ils doivent se pénétrer de l’idée que nos théories les plus avancées, théories appartenant toutes au Monde 3, telles la Mécanique Quantique ou les neurosciences, sont précisément en train de révolutionner les mondes respectifs de la réalité physique et de la réalité sensible de l’homme.
Jamais un siècle n’aura rendu compte à ce point de l’interaction explosive entre le monde de la " pensée " et celui de la biosphère. Car comme le savaient les grands penseurs cités un peu plus haut, il n’existe aucune connaissance qui puisse se targuer d’être innocente, inoffensive, et sans effets imprévus ; toute connaissance objective apportée au cerveau de l’homme est en effet un acte de prédation, un acte de survie, un acte productif qui entraîne, comme la Seconde Loi de la Thermodynamique le spécifie, une consommation équivalente d'énergie.
Les grandes machines instrumentales du vingtième siècle que sont les mégapoles et les corporations multinationales doivent être lues selon un filtre anthropologique précis si on veut avoir une chance de les comprendre, en tant que surgissement évolutionniste, en tant que création spécifique, telle une clade dans un embranchement biologique.
Les grandes machines instrumentales de notre siècle sont les produits d’une évolution historique qui remonte sans doute aux premières grandes machines que furent les civilisations despotiques de l’Ecriture et de l’Agriculture, 5000 avant notre ère.
C’est aujourd’hui un poncif que de comparer ces grandes machines pyramidales à des dinosaures et les " petites " entreprises du " troisième type " aux mammifères qui leur glissaient entre les pattes, et survécurent au grand cataclysme d’il y a 65 millions d’années, et qui donc leur étaient " supérieurs " ou " mieux adaptés ".
Ce faisant, on oublie un peu vite de signaler que les grands sauriens ne furent aucunement annihilés par les- dits mammifères, et que ceux-ci ne doivent leur suprématie qu’à un simple coup de chance, ou à une occurrence particulièrement positive pour eux d’un certain nombre d’accidents.
Est-on absolument sûr que le surgissement des technologies de l’information en réseaux, comme Internet, soit le coup de grâce porté aux vieilles machines despotiques pyramidales, tel l’astéroïde fatal du Crétacé, et représente du coup l’occasion pour de nouvelles générations d’entreprises non seulement d’éclore, mais surtout d’assurer leur survie, au moyen d’une économie qui leur soit propre ?
A répondre trop vite par l’affirmative, comme à une évidence qui va de soi, on oublie il me semble de prendre en compte certaines données fondamentales du " tri-monde " humain : comme le fait que les théories du monde 3 ont une incidence majeure sur le développement individuel et collectif des êtres humains, et donc qu’en l’absence d’un cataclysme théorique supérieur, c’est la théorie marchande classique du libre-échange qui continuera d’être celle sur laquelle, on le pressent déjà, se fondera toute l’économie générale du futur, y compris via l’Internet.
Pourtant les signes d’un vieillissement de cette théorie, d’un épuisement de son modèle semblent à l’œuvre. Non pas qu’elle soit fausse, bien au contraire, c’est précisément parce qu’elle est désormais en mesure d’être réfutée par ses propres productions, comme le savait Popper, qu’on peut dire qu’elle prouve, qu’elle a prouvé son bien-fondé, provisoire il est vrai, qui a permis au bout d’un temps, et d’un " moment " thermodynamique particulier, d’accoucher d’un processus marginal qui vient synthétiser ce qui lui succède.
Mais le monde 3 n’est pas un monde transcendantal planant au-dessus de la tête des hommes, il est précisément un des " attracteurs étranges " du cerveau humain, sa production la plus élaborée.
Si de nouvelles générations veulent vraiment se saisir de l’opportunité symbolique offerte par le changement de millénaire pour impulser un changement global dans l’économie générale du monde, elles ne pourront faire l’impasse sur cette donnée fondamentale :
Aussi imparfaites qu’elles soient les " théories " sont des outils darwiniens dont l’homme se sert pour concevoir à son usage de nouveaux biotopes, " artificiels " ceux-là, des machines sociales, techniques, spirituelles et scientifiques qui procèdent selon un bricolage permanent, comme toutes les productions de la vie, et qui surtout, comme Deleuze et Guattari l’avaient montré sont constituées elles-mêmes d’autres machines, les nouvelles machines se servant souvent des rebuts, ou des défauts des précédentes, et se connectant entre elles dans les interstices dégagés par ces dernières.
BIOTOPES METAPHYSIQUES
Il y a un peu plus d’un siècle, le philosophe Friedrich Nietzsche prophétisait la venue d’un nouveau type d’hommes " synthétiques " pour les décades qui lui succéderaient. Son projet moral et philosophique constituait à préparer ce surgissement cataclysmique par le " renversement " de toutes les valeurs et l’injection d’une haute dose de lucidité scientifique dans l’analyse de leur généalogie.
Le cerveau de Nietzsche ne put supporter longtemps le feu de cette lumière toute théorique, en 1889 il cessa définitivement d’écrire, et il mourut en 1900, sans avoir eut le temps d’entrevoir si le dernier siècle du deuxième millénaire allait ou non accomplir sa " prophétie ".
Ce projet, incompris en son temps, le fut encore moins plus tard, lorsque le 20e siècle entama sa course folle vers les suicides de masse de 14-18 et de 39-45. Il le fut d’autant moins par ceux-là mêmes qui se targuèrent alors d’en être les héritiersß, et moins encore par tous les autres, c’est-à-dire ceux qui s’y croyaient opposés®, ce qui n’est pas peu dire.
Pour Nietzsche ces hommes synthétiques du futur ne pourraient être que des " artistes ", car le philosophe allemand avait pour théorie que toute " civilisation " ne pouvait se fonder que sur un acte artistique, ainsi la Grèce pré-socratique engendrée par l’œuvre d’Homère (Naissance de la Tragédie, 1872).
Il importe ici de souligner cette vision particulière de l’artiste, et de son rôle dans la société, tel que le philosophe de Sils Maria l’envisageait :
- L’artiste doit être jugé à son œuvre et exclusivement à son œuvre ;
-Un artiste ne crée pour personne, et surtout pas pour lui-même, il ne crée ni pour le bien-être de la société, ni pour celui des individus qui la composent, tout artiste crée pour un autre artiste, qu’il ne rencontrera peut-être jamais, sinon par son œuvre.
- Toute œuvre d’art, au sens d’œuvre d’art accomplie, est porteuse d’un projet de civilisation ; toute œuvre d’art en ce sens peut bâtir un modèle culturel pérenne, cela signifie que dans le même temps elle est habilitée à détruire les modèles qui pourrait entraver sa survie et son développement.
Ainsi tout œuvre d’art doit-elle être comprise dans la perspective du Monde 3, ce monde " virtuel " des théories auquel elle appartient, et qui fonctionne selon les règles de l’Evolution Naturelle : les œuvres d’art sont constamment engagées dans une lutte incessante pour leur survie et leur pérennité, elles sont des entités vivantes, qui coopèrent, rivalisent, commercent et guerroient, s’influencent mutuellement, se dévorent entre-elles, se disloquent, se reforment, se pillent, se violent, dans un fourmillement de relations toujours plus enchâssées, dans un état de sampling permanent, codage-décodage-surcodage-hypercodage, déconstruction-reconstruction d’anciennes formes, d’anciennes machines, à l’intérieur de synthèses nouvelles.
Les technologies de l’information en réseaux semblent aujourd’hui représenter cette synthèse nouvelle, elles semblent en effet porteuses de cette " déterritorialisation " des flux dont parlaient Deleuze et Guattari, mais comme je le disais en préambule, rien n’est moins sûr : la lutte pour la vie ne s’appuie jamais sur des règles pré-écrites, selon lesquelles les bons et les innocents gagnent à la fin, pour autant que ces deux catégories " bon " et " innocent " puissent de quelque manière que ce soit être attribuées au genre humain.
Depuis maintenant une dizaine d’années, un certain nombre de benêts multi-médiatiques proclament un peu partout que les technologies de l’information sont en train de forger une nouvelle conscience mondiale par l’intermédiaire d’une révolution socio-technique sans précédent.
Sous couvert d’un rationalisme technicien bon teint ces néo-idéologues sont en train, sans le savoir, d’inventer le nihilisme du futur, un idéalisme extrémiste recouvert de moralité humanitaire, dont les dégâts préliminaires ont pu se faire jour à Waco, ou dans l’affaire du Temple Solaire.
Non, définitivement non, il n’existe pas d’autre monde, d’autre cosmos que ce monde d’interfaces emboîtées, Réalité Physique, Réalité Sensible, Réalité Métaphysique…
La " métaphysique " ne procède pas d’un autre cosmos que celui-là. Car toute métaphysique est un " programme de recherches " pour le futur, un cadre d’évaluation et de filtre pour la Physique du futur.
Qu’on ne fasse pas d’illusions :
Aucune civilisation digne de ce nom n’a pu être produite sans l’apport fondamental d’une métaphysique spécifique, donc sans un programme de recherches esthétiques portant sur une nouvelle définition de l’homme.
Les Egyptiens, les Grecs, les Juifs, les Romains, les Chrétiens, les Aztèques, les Chinois, les Arabes, les Français, les Américains, toutes les civilisations se constituent sur une métaphysique, et donc sur un projet plastique dont l’homme est le moteur, tout autant que le matériau.
Aussi Internet, et les autres technologies rhizômiques de l’information ne peuvent en aucun cas être appréhendées comme ce Deus Ex Machina, cet astéroïde destructeur qui signa l’arrêt de mort des méga sauriens, et permit aux mammifères de prospérer en toute " liberté ".
Car ces technologies sont les productions les plus élaborées du Monde 3 à un moment bien particulier de son existence. Elles engendrent bien sûr des mutations radicales dans le domaine de nos réalités sensibles, physiques et métaphysiques, mais elles ne sont pas isolées des interactions à l’œuvre entre ces mondes, car elles sont avant toute chose des productions du désir humain, et sont donc sujettes aux fluctuations de ce désir.
C’est la raison pour laquelle il faut considérer Internet comme un nouveau biotope, un biotope reproduisant à son échelle et selon ses propres flux les interactions spécifiques à l’œuvre dans le programme métaphysique évolutionniste : en clair, un nouvel espace-temps vivant où différentes " Théories "auront à se confronter, leur survie dépendant de leur capacité à adapter ce biotope à leurs productions, tout autant que l’inverse.
Car bien sûr la seule question est, et a toujours été : quel type de civilisation les artistes du 21e siècle vont-ils engendrer avec ces technologies ?
Et donc quels types d’artistes, et quels types d’œuvres d’art, auront survécu au passage du millénaire.
GLOBAL CHANGE – LOCAL WARS
Les mutations à l’œuvre aujourd’hui ne peuvent être comprises que comme les résultats des programmes métaphysiques antérieurs, et en particulier des programmes métaphysiques représentés par la Théorie Synthétique de l’Evolution ou la Mécanique Quantique. Car toute Physique possède une métaphysique manifeste, celle qui s’exprime de façon objective, rationalisée et consciente par la bouche des scientifiques eux-mêmes, et une métaphysique latente, c’est-à-dire la nouvelle frontière ainsi déplacée aux marges du nouveau système produit par l’action des scientifiques. Nos actes dépassent toujours de très loin nos pensées, même, et peut-être surtout les plus réfléchies.
Lorsque Planck, Bohr, De Broglie, Born, Schrödinger, Heisenberg, Dirac, Pauli et tous les autres entreprennent cette révolution théorique cataclysmique qu’est la Mécanique Quantique, ils sont à des années-lumière d’envisager que leur invention collective puisse un jour servir à colporter des ragots sur la vie sexuelle du Président des Etats-Unis d’Amérique d’un bout à l’autre du globe (il faut bien comprendre que sans la Mécanique Quantique, jamais le transistor, et à fortiori les circuits imprimés à haute densité d’aujourd’hui n’auraient vu le jour).
Mais ce qu’Internet actualise aujourd’hui dans le monde de la réalité physique c’est non seulement la Mécanique Quantique en tant que Théorie, sous la forme des microprocesseurs à semi-conducteurs, mais aussi en tant que programme métaphysique latent, soit la production d’une nouvelle frontière, d’une nouvelle interface, d’un nouveau Monde qui vient se superposer, ou plutôt se "connecter "aux Trois Mondes précédents, un Quatrième Monde par lequel le Monde de la réalité physique, le Monde de la réalité sensible et le Monde de la connaissance objective s’interpénètrent, copulent, dans un " état " de circulation permanente, et toujours changeante, toujours nourrie des flux précédents, sans qu’aucune fin, ni origine vraiment identifiable ne puisse être localisée.
L’Eternel Retour de Nietzsche se voit là ouvrir une porte sur un possible : Internet et les autres technologies connexes qui en découleront, car nous n’en sommes qu’au début, peuvent alors être gratifiées de servir à un programme métaphysique, donc esthétique, dont le but, bien sûr, ne peut être que de produire le surgissement cataclysmique théorique-artistique visant à établir la civilisation post-humaine du futur.
Aussi, un tel filtre nous permet de mieux identifier la nature de la falsification opérée par la plupart des acteurs sociaux sur l’enjeu véritable d’une technologie comme Internet.
Tous, artistes, institutions, entreprises, " philosophes " participent à ce gros mensonge plat, qui consiste à vouloir nous faire croire qu’Internet est un " espace " numérique de diffusion démocratique de l’information. Et tous, dans un bel effet choral, de nous chanter l’allégorie millénariste désormais incontournable concernant l’imminence d’un bonheur uniformément partagé par tous les êtres humains de cette bonne vieille Terre.
Le Pavillon français de la Biennale de Venise de cette année représente selon moi le point crucial de cette mystification, vue depuis notre petite bourgade provinciale de l’Empire qu’est la France, ou devrais-je dire Paris.
Mayonnaise consensuelle, fédératrice, parfaitement insipide et inodore, le projet de Fabrice Ibert consistait tout simplement à faire du Pavillon national un " plateau de télévision " en continu, vaguement relayé par Internet. Son projet, appuyé par de nombreux exemples de son talent artistique, comme des photos au polaroïd de lui-même faisant de la balançoire dans un jardin public (véridique), trouva le soutien généreux de l’ensemble des institutions impliquées dans la Biennale, ainsi que de quelques périodiques branchés Art Contemporain.
Pourtant, quiconque a de près ou de loin jamais approché un plateau de télévision sait pertinemment, pour peu qu’il soit pourvu d’un minimum de sensibilité artistique, qu’un tel dispositif est proprement incapable de produire de l’art, sauf en cas d’accident majeur venant dérégler la machinerie bien huilée.
Pour Fabrice Ibert, la dérégulation du programme provenait de son continuel et absolu contrôle sur le contenu visuel de cette télévision, et d’un dispositif lui permettant d’envoyer à tout moment des images de type pornographique dans la continuité du flux d’images ainsi produit.
Simple mise en scène égotiste d’une prétendue révolution technologique dont tout prouve qu’elle n’a nullement été comprise par l’auteur de cette farce burlesque, si elle ne confinait au pathétique, tant elle démontre l’inanité des discours actuels nous promettant un " monde meilleur ".
Aussi, que personne ne se méprenne : si de nouvelles formes d’art sont à attendre d’une technologie comme Internet, elles ne pourront faire l’économie d’une remise à plat de toutes leurs théories et pratiques, de toute leur physique et leur métaphysique. De telles formes d’art surgiront d’expériences esthétiques dont le but ne pourra être autre que la transformation radicale de toutes les valeurs, qu’une synthèse cataclysmique opérant entre divers champs de connaissance et d’action autrefois séparés, bref la mise à la disposition de ce Quatrième Monde encore embryonnaire d’une machine théorique nomade, une machine de guerre s’insinuant dans les friches interstitielles dégagées par la nouvelle configuration des machines industrielles, une machine aux confluents du numérique et du biologique, une neuro-machine virale, prédatrice, prête à jouter avec les biotopes concurrents pour la simple beauté du geste, c’est-à-dire pour se mesurer au possible, et en faire du réel.
SYNCHRONICITES
Toute forme d’art visant à établir un consensus ne peut produire que des aberrations. Si on admet que l’art est un des instruments privilégié de la Connaissance, alors on doit admettre qu’il est un instrument de prédation, de séparation, et de nutrition. Car connaître implique l’action d’un connaissant, c’est à dire d’un petit morceau du monde se nourrissant d’un autre petit morceau du monde.
Tout forme d’art accomplie, donc porteuse d’un modèle civilisationnel, ne peut dès lors se concevoir sans la perte, l’abandon, voire la destruction voluptueuse des modèles antérieurs, ou concurrents. Il en résulte que la recherche de consensus sociaux, de modèles fédérateurs assurant la perpétuation des illusions culturelles et des " idéaux " métaphysiques du présent (donc des théories physiques du passé) n’entre en aucune mesure dans le champ de compétences de l’art.
Les consensus socioculturels correspondent au mieux à un réglage d’opinions, c’est-à-dire à l’établissement d’une moyenne statistiquement viable au sein d’une profusion de clichés et d’idées toutes faites, quand ce n’est pas d’idéologies-en-kit.
Ce réglage statistique vise à assurer la pérennité d’une forme moyenne étrangement considérée comme la plus viable.
Personne ne s’étonnera de me voir considérer un tel projet comme parfaitement inintéressant, voir même néfaste pour l’homme, car le but de l’art n’est pas de proposer ce plus petit dénominateur commun entre les hommes, mais au contraire de formuler l’équation explosive entre toutes, celle qui vise à exprimer la forme de vie la plus haute.
Au consensus fédérateur nous préférerons les synthèses disjonctives et mutantes. Aux linéarités historiques les synchronicités dynamiques. A la recherche de l’équilibre et du " bonheur " nous substituerons la production de tectoniques créatrices. Aux morales idéalistes la biologie de la connaissance.
Aussi, peut-on en être sûr : nous ne nous contenterons plus longtemps encore d " installations "multimédias ou de plateaux de télévision " interactifs " pour nourrir cet appétit d'expériences qui réclament avant toute chose le goût, et l’expertise du danger.
Maurice G. Dantec
Paris, le 3 novembre 1998.
© Maurice G. Dantec