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Richard Pinhas : On était parti d'un travail entrepris depuis un mois avec Richard Zrehen, à savoir comment s'organisait chez Lacan une figure qui vient s'imposer à la figure de l'irréversibilité chez Freud, thématisée sous le nom de "figure juive". On avait vu la dernière fois comment était opératoire cette figure de l'irréversibilité chez Freud et il faut parler maintenant d'un autre dispositif, qui est purement à l'état latent chez Freud et qui émerge complètement avec le dicours lacanien. Je reprends substantiellement le schéma de la judaïté visible dans le dispositif transférentiel. C'est un schéma divisé en trois parties où on peut mettre en relation Yavhé, le peuple d'Israël et Moïse; l'analyste, le ça et l'analysé. Deux lignes qui sont caractérisées par le schéma de l'irréversibilité entre le ça et l'analysant, au même titre que, dans la première ligne, il y a irréversibilité entre Yavhé s'adressant à Israël et le peuple d'Israël. Et il y a une troisième ligne qui est celle du discours articulé, celui dont la caractéristique évidente est la réversibilité, la ligne du je-tu-il. C'est par sa structure même, par sa composition, le discours de science. On le laisse de côté pour l'instant car c'est ce que j'ai essayé de thématiser aujourd'hui sous le "Temps logique" en tirant un peu sur le texte; ce n'est pas un texte extrêmement intéressant, sauf à saisir trois moments (pas par hasard) définis par Lacan. Ça, on le trouve dans le "Temps logique", dans les écrits de Lacan et aussi, et c'est bien mieux expliqué, dans les quatre concepts fondamentaux. Il y a donc trois temps qui s'organisent par un hasard assez vicieux autour de la "pulsion scopique", la pulsion de voir, et l'acte du regard. On n'insistera pas sur la distinction entre le voir et le regard. Et à partir de cette pulsion scopique, Lacan scande trois temps qui sont : "le temps du regard", "le temps de comprendre", et le "temps de conclure". C'est posé sous la forme d'une espèce de problème logique, dans le temps logique, où il y a trois types qui disposent de petits ronds blancs et de petits ronds noirs à repérer selon des combinaisons et où est en jeu la liberté ...
Richard Zrehen : C'est pas exactement ça, c'est l'histoire de trois prisonniers et le directeur de la prison est amené ...
Richard Pinhas : C'est pas très important pour ce que je veux faire, mais on y reviendra.
Alors, il y a trois temps qui sont indiqués au tableau par des flèches qui ne sont pas des flèches de réversibilité, mais des flèches qui indiquent plutôt une circularité, c'est à dire le retour d'un temps à l'autre. C'est une circularité qui nous fait passer du dernier temps au premier, dans un mouvement constant. Le premier temps, et là je m'appuie sur un texte qui m'a paru extrêmement important et que je n'ai lu que la semaine dernière, je crois que Deleuze en parle énormément, c'est un texte de Leclaire. Je l'ai pris dans une autre optique pour la bonne raison que je ne l'avais pas lu avant. Il s'appelle "La réalité du désir", paru en 1965. C'est un texte remarquable parce qu'il illustre d'une façon très pertinente quelque chose qu'on voudrait nous appeler le temps logique et qui n'est peut-être pas exactement ce que Lacan appelle le temps logique. Mais ce n'est pas mon problème...
Alors ces trois temps ne sont pas du tout définis par Leclaire comme temps du regard, temps de comprendre et temps de conclure, mais dans l'espèce de dissociation qu'il essaie de faire entre le WUNSCH et la LIBIDO, entre le pôle désir-besoin et le pôle désir-producteur. Il donne trois moments intéressants. Le premier est de définir l'inconscient comme pur être de désir affirmatif de pures singularités, et il n'en dit pas plus; c'est à la lettre la libido, ce qu'on continue d'appeler libido et ce qui fonctionne comme pure positivité, et il s'appuie pour dire ça sur le texte de Freud, dans Métapsychologie, page 98, où sont définis les quatre critères de l'inconscient, à savoir : l'absence de temporalité, l'absence de lien logique entre les éléments, etc. ... et il s'appuie justement sur cette absence de lien logique entre tous les éléments pour dire que, dans l'inconscient, tout ce qui est, est pure singularité. Des singularités qui coexistent comme telles. C'est d'ailleurs lorsqu'on arrive à une de ces singularités que, dans l'analyse, on peut affirmer avoir approché un point critique, important, irréductible. Son deuxième temps est de dire que contrairement à la conscience, cette organisation de singularités, ou plutôt cette non-organisation des singularités pour être précis, ne peut être représentée, pour nous, que par une espèce de manque du lien. Je dirais pour ma part que c'est le sujet de la conscience se représentant l'inconscience, le sujet lacanien de la conscience, qui ne peut appréhender l'absence de lien des multiplicités de l'inconscient que sous la catégorie du manque de ce lien. Leclaire définit le domaine de la perception-conscience comme étant celui régi par les oppositions réglées, c'est à dire : chaussure/chaussette, rouge/noir, , voiture/cheval, n'importe quoi, toutes les oppositions réglées possibles, et il définit l'inconscient par rapport à cette conscience,, à ce registre de la perception-conscience, comme étant justement le lieu où il n'y a pas d'oppositions réglées parce qu'il n'y a rien, aucun lien logique entre les éléments, c'est à dire qu'il n'y a pas, comme dans le langage, de règles d'oppositions ou de distinction permettant de repérer les éléments inconscients dans un rapport de négativité, un rapport de position ou d'opposition. Il insiste sur ce lien logique, et dans un second temps, dans le temps qui est celui de l'opposition entre le lieu du sens, qui est celui de la perception-conscience, et du lieu du non-sens qui est celui de l'inconscient, il dit que n'existe aucun lien logique qui relie un élément à un autre. Il donne à cet égard un exemple de phrase qu'il appelle de type surréaliste, genre : ma chaussette est la table dans le bleu du ciel ... enfin, on peut dire n'importe quoi, le type de phrase genre "poordjeli", qu'il a pris dans son livre psychanalyser, et alors là, il instaure un manque de lien entre les éléments, et on peut se demander pourquoi il pose cette question, pourquoi pose-t-il la question de ce manque. Il dit qu'il y a des pures singularités, du non-sens dans l'inconscient, et tout d'un coup il introduit le négatif, il dit qu'il y a un manque de lien. Dans son texte cette question du manque apparaît réellement comme une question métaphysique parce que, quand tu affirmes d'un côté, dans un temps 1, que tout est organisé logiquement suivant les termes de la linguistique, il n'y a aucune raison lorsqu'on est dans le domaine du non-sens, de l'inorganisation, tel que Freud en donne le modèle avec les investissements librement mobiles, et de l'absence d'opposition, i.e. de la coexistence de n'importe quelles représentations, ou de n'importe quelles quantités d'affects, n'importe comment, sans aucune forme d'organisation, il n'y a aucune raison, sauf si c'est pour un but prédéterminé (le rabattement qu'opère la psychanalyse) d'instaurer ce manque.
C'est autour de ce manque de lien entre les éléments de l'inconscient que va s'organiser la sphère de l'objet (a).
Si, dans un premier temps, on est dans un domaine où la perception-conscience, le sens (i.e. la signification) va s'opposer, mais ce n'est pas une opposition, c'est une Différence au sens fort, au non-sens; dans le deuxième temps, alors que l'on garde le sens du même côté, on n'aura plus le non-sens en tant que tel de l'autre côté de notre barre différentielle ou oppositive, mais on aura pratiquement un non-sens à organiser, une espèce d'organisation du non-sens qui va être suspendue à ce manque; manque qui n'a aucune possibilité originelle, c'est à dire que c'est vraiment quelque chose de balancé comme ça, métaphysique, réntroduction de la transcendance.
La date de ce texte est très importante. Le troisième temps, qui pourrait être le temps de conclure, sera ce qu'on appelle communément le mouvement de reterritorialisation, l'axiomatisation du désir, et ça, c'est ce que je pense être le désir de science, à savoir imposer à l'inconscient, à ce qu'il avait lui-même appelé des multiplicités, un inconscient de pures singularités, sans but ni sens pratiquement, imposer un signifiant majeur, exercer une subsomption là-dessus, imposer aux singularités le registre d'un organisateur. Donc, ce qui était jusqu'à présent du non-sens, va se retrouver maintenant organisé, situé par rapport à un sens, localisé, c'est à dire réduit et ouvrant dès lors, une topologie.
C'est sous la très forte influence de l'objet dit (a), qui va être la catégorie scandant le temps du manque, que va s'organiser ce qu'on nomme la castration, c'est à dire l'organisation du non-sens. Dans ce texte, la chose aberrante, c'est que le désir qui était donné d'abord comme pure singularité, comme présence première de l'inconscient, se trouve être une résultante de (a), qui est lui-même déjà pratiquement la castration, il est ce qui infère directement la castration. A un niveau purement logique, il se passe quelque chose de fantastique, un incroyable déplacement : ce qui était l'altérité radicale, la Différence pure à un moment, c'est à dire l'inconscient dans notre temps premier, va se trouver devenir une simple opposition, d'où la resorbtion de l'inconscient en langage. Ce qui était l'autre irréductible des règles linguistiques ne se trouve plus qu'être une variable parmi ces règles. Sur le tableau, à partir du moment où on considère que les lieux permettant la différenciation pure, qui sont la différence entre sens et non-sens, on va retrouver du côté de la barre, pour ce que le non-sens va être organisé en simple opposition. Il y a un déplacement illustré par la barre, les termes différentiels devenant simplement des termes oppositionnels. Ce qui était pure différence dans le premier temps, va se retrouver dans le temps de conclure, i.e. pour nous, une simple opposition. D'un côté, on aura le sens, au sens de la linguistique, et de l'autre côté de la barre, on aura une espèce de faux non-sens, un non-sens organisé sous un sens aussi, ce qui revient à dire un sens du non-sens, soit le manque, soit la castration.
Si on veut rétablir une barre de Différence pure, on aura en face du sens (sens + faux non-sens), le "lieu" de la pulsionnalité.
C'est pas très clair, mais ça date de pas très longtemps.
Jean François Lyotard : Si, c'est clair, mais ce qui n'est pas clair, c'est les trois temps du haut; on ne voit pas comment tu les relies avec ce que tu viens de dire.
Richard Pinhas : J'ai repris l'exposé de Leclaire dans la foulée du temps logique, et ce qui m'a plu, c'est que ça marche exactement comme ça chez lui. Il y a trois temps qui sont d'abord, le temps du regard, le regard avec l'oeil de l'analyse honnête, c'est le premier temps, et ensuite Leclaire cherche à comprendre comment fonctionne ce premier temps, et ça forme le temps deuxiéme; et le troisième temps, c'est celui de la théorisation et de la reterritorialisation, le désir de la science. Alors c'est évident que ça ne correspond pas avec le texte de Lacan, mais on a pu essayer d'articuler quelque chose à partir de ça pour ce que, justement, dans la démarche de Leclaire, il y a ces trois temps : le temps du regard, le temps de comprendre et le temps de conclure. Ce qui est intéressant, c'est que dans le séminaire, c'est ce temps qui va marquer ce que lui appelle la pulsation inconsciente, qui va être un mouvement d'ouverture et de fermeture, d'émergence du non-sens dans le sens, mais ce non-sens étant toujours du registre du signifiant. Si on y regarde de près, dans tous les textes de Lacan, ce qu'il appelle l'inconscient, c'est ce qu'on peut presque appeler - je dis presque parce que, chez Freud, l'inconscient, à un certain niveau, c'est l'inconscient des registres de représentant, i.e. dire quelque chose qui est plus du préconscient que de l'inconscient énergétique - on peut dire que Lacan travaille et parle du préconscient. Ça, ça marche dans le domaine de la figure de la science, parce qu'à un autre niveau, dans la figure du transfert ...
Intervention : Tu pourrais expliquer le temps logique chez Lacan ?
Richard Pinhas : Je ne suis pas un bon lacanien ... Richard va le faire ...
Richard Zrehen : L'histoire, c'est qu'il y a un directeur de prison qui doit libérer trois prisonniers si ils passent victorieusement une épreuve, et il décide de leur coller une épreuve logique à résoudre. Il leur colle un rond dans le dos, et on leur donne une proportion de ronds blancs et de ronds noirs, et par déduction - chacun ne peut voir que les deux autres et ne peut pas se voir lui-même, et au bout d'un certain temps, ils doivent conclure, et Lacan expose la façon dont le raisonnement doit se tenir, et ça se passe en trois temps. Il montre que si il n'y en a pas un qui conclut rapidement, tous vont conclure en même temps, parce que le raisonnement circule de la même façon.
Intervention : Là où je crois que les trois temps de Lacan et les trois temps de Leclaire ne peuvent pas être en analogie parce que le discours de Lacan porte sur une situation où il n'y a pas de scission. Quand par exemple, tu fais une analogie entre le temps du regard et le temps où l'inconscient apparaît comme pure singularité, c'est que tu pars d'une situation où il y a le réel et la réalité, il y a un clivage. Alors que dans ce que Lacan raconte, le temps c'est le temps en tant que ce temps n'est pas une sorte de mise à l'épreuve de l'altérité de l'innomable, mais que c'est le temps du fonctionnement logique.
Richard Pinhas : C'est vrai qu'ils ne se recoupent pas, mais je voulais juste montrer que la démarche de Leclaire illustre bien comment s'est opéré le rabattement, le mouvement de reterritorialisation du désir autour d'un manque vraiment arbitraire. Dans son texte, il n'y a pas même de justification logique de ce manque. Il dit qu'il y a une absence de lien et effectivement, on peut prendre une absence de lien en tant que telle, c'est ce que Freud introduit; et il essaie d'organiser cette absence de lien justement dans un manque de lien, et c'est autour du manque de lien qu'il va redistribuer après-coup les énoncés du désir. Ce qui était chouette chez Leclaire, c'était son opération en trois temps. C'est presque un jeu sur le temps logique, je n'ai pas voulu faire coller les catégories les unes sur les autres, mais jouer de ce décalage. Or, cela, la figure de la foi que l'on avait vu toute l'année dernière, constitue la deuxième figure présente chez Lacan, à la différence d'avec Freud que la figure de la judaïté est déterminante par rapport à celle de la science, alors que chez Lacan, c'est la science qui est constamment présente. C'est sa grande tentative.
Jean François Lyotard : La ligne du bas, c'est l'inversion scientifique ? Et alors, comment fais-tu comprendre le recouvrement de ce schéma par l'autre ?
Richard Pinhas : Ce qu'il faudrait essayer de voir, c'est que, à un moment, qui est celui de l'organisation du manque, on va couper avec l'inconscient comme réalité de différence, comme différence, et on va en faire quelque chose qui est du préconscient. On pourrait dire que, ce que lui dit des psychanalystes américains, il fait la même chose à un niveau bien plus chiadé. Là, on perd la relation d'irréversibilité, on perd ce quil y a de "juif", pour retomber dans le domaine de la réversibilité, c'est à dire le signifiant. Et ça, ça ne s'articule pas du tout avec la figure du transfert, parce que la figure du transfert, je crois que c'est bien Lacan qui la théorise le mieux, même et surtout au niveau de la pratique, dans le silence de l'analyste. C'est le truc sérieux par excellence. Enfin, je crois ... tant qu'on reste dans le domaine des pures singularités, qui est très bien décrit dans un premier temps par Leclaire, on reste dans un inconscient qui est purement énergétique, et sur lequel, à la limite, on ne peut absolument rien dire, parce que justement, on n'est pas dans le domaine du discours, mais on est dans une autre sphère de sens.
Jean François Lyotard : Et pourquoi tu mets TU sous l'analyste.
Richard Pinhas : Il y a vraiment une barre entre cette strate et les autres; cette ligne, c'est le discours de la loi de la valeur, ce sont des éléments en droit échangeables constamment.
Jean François Lyotard : Mais qui le parle - c'est le capitalisme - ... alors il dit, je, tu, il. Est-ce qu'il y a une présence du sujet de l'énonciation dans le discours du capitalisme, voilà ma question.
Richard Pinhas : De quel sujet de l'énonciation parle-t-on ?
Jean François Lyotard : Est-ce que ce qui produit le discours de la valeur, est-ce que ce qu'il énonce est présent dans l'énoncé, quand on dit : "le soleil a éclaté", c'est un énoncé. Il y a au moins une référence au sujet de l'énonciation, et une référence qui est JE, i.e. que l'on peut dire que cet énoncé, d'une certaine façon, son instance en dehors de lui-même, la façon dont il s'instancie en dehors de lui-même, il s'instancie sur un locuteur qui est le mec qui dit JE. La référence à un locuteur est indiquée dans l'énoncé. Si, à la place de "je vis", je dis "j'ai vu", c'est encore meilleur. Parce que "j'ai vu", cette forme verbale en français, appartient à certains égards à un groupe de formes verbales qui renvoient au locuteur. Si je dis "le soleil éclata", cet énoncé ne porte aucune indication de référence à l'énonciateur; "le soleil éclata à sa vue", ça ne vous permet pas de savoir si le type qui dit ça y était, à supposer que quelqu'un le dise, mais il faut toujours supposer qu'un énoncé a été prononcé par un énonciateur, mais quand l'énonciateur dit "le soleil éclata à sa vue", il n'y a aucun moyen de savoir si le producteur de l'énoncé y était, i.e. si il a vu effectivement le soleil éclater. Je donne beaucoup d'importance à cette forme verbale parce que, dès l'instant où je dis "le soleil a éclaté", on est déjà dans un autre temps qui est en fait implicitement pour les Français un temps instancié sur ******** et quand tu dis "en 68 a éclaté une révolte d'étudiants", ça veut dire que, implicitement, tu admets une continuité entre ce moment là, dont tu parles, et le moment où tu parles. "En 68 a éclaté une révolte d'étudiants", ça veut dire que tu as un schéma comme ça : 68 c'est le moment de l'énoncé, tout ça c'est continu; si tu dis "en 68 éclata une révolte d'étudiants", tu effaces le continu, i.e. que je ne peux pas savoir où est-ce que tu es par rapport à ça; tu diras aussi bien "en 73 après Jésus Christ, César prit le pouvoir", c'est exactement la même forme verbale. Si tu dis "En 73 après Jésus Christ, César a pris le pouvoir", il y a une différence énorme, il y a une indication de l'énonciateur. C'est très indicatif et c'est partagé par n'importe quel locuteur.
Ce qui est très frappant dans ce que vous proposez, dans le discours judaïque dont tu parles, dansle dispositif analytique, c'est ce qui est instancié. Là, c'est instancié sur des personnes et donc sur un certain type de temps. Et la question que je vous pose, c'est : est-ce que dans le discours de la science, est-ce que c'est instancié, ou non, comment, et pourquoi, enfin comment ça marche ?
Richard Pinhas : Tout ce que je peux dire, comme ça, tout de go, sur la troisième ligne, c'est que, à la limite, c'est le discours de l'analyste interprétant : n'importe quoi, n'importe où, n'importe quand. Par rapport au schéma, tout ce que je peux dire, c'est que c'est le discours de l'interprétation : on a des segments de valeur qui sont des morceaux du discours de l'analysé, et l'analyste va prendre ces segments et va les faire circuler d'une manière ou d'une autre, dans un sens quelconque, du moment que la valeur est reconnue. La valeur du mot, si c'est des mots clefs du discours de l'analysé, ces mots vont pouvoir circuler et la tâche de l'analyse sera de les faire circuler, ça, ce serait le JE-TU-IL. Maintenant par rapport à ta question, ce qui me frappe, c'est la différence d'utilisation des termes qui existent : ce que Deleuze appelle un énoncé, ce que Lacan appelle un énoncé, ce que Foucault appelle un énoncé, ce n'est pas du tout la même chose, même si il existe certaines ressemblances. Si on dit que dans les deux premières lignes, le locuteur est instancié, ce qui est certain, vouloir instancier le JE-TU-IL de la valeur, c'est peut-être essayer de retrouver une zone transparente, une zone naturelle, un quelque part à partir duquel émerge une position critique pour instancié, le JE-TU-IL.
Jean François Lyotard :........... dans le discours de science et c'est très visible pour les mathématiques, mais je crois que c'est aussi valable pour tout le reste (exemple "nous en concluons"), il y a toujours un endroit où il y a une instanciation. Il y a forcément dans tout discours de science, une instanciation sur un groupe de langues vulgaires (?) "nous appellerons, nous noterons ..." Est-ce que nous là, est-ce que le locuteur du discours de science ... bande inaudible .....
Il doit y avoir une corrélation entre ce NOUS, en fait il y a une ambiguïté très étrange dans laquelle doit se tenir probablement tout ce qui est forclos par ce dispositif, une espèce d'oscillation entre ce NOUS qui est le NOUS du locuteur, i.e. le sujet parlant le discours de science, et simultanément il y a référence à une communauté, la communauté des mathématiciens et cette communauté de savants se définit en tant que chacun de ses membres peut venir se placer dans le carré qui marque le NOUS au sein même du discours de science. C'est tout à fait du même ordre que ce qui se passe dan sle dispositif de la cité : tu peux entrer, tu as le droit de te placer là, être le locuteur du discours de science à la condition d'avoir éliminé de ton discours tout autre dispositif libidinal que celui qui est autorisé exactement de la même manière qu'il est tout à fait exclu, dans la cité Athénienne, que tu puisses venir au centre, c'est à dire NOUS, parler dans l'ordre politique, sauf si tu as éliminé de ton désir tout ce qui empêche de bénéficier du droit de cité : ne pas être une femme, ne pas être un étranger, etc.
Tout ça, ce sont de gros dispositifs, c'est très important, ils vont trier, éliminer les petits dispositifs, les petites inscriptions, les petits branchements qu'il y a sur ce qu'on appelle le corps individuel. Par exemple, le dispositif de la cité exclut; ce qui est intéressant, c'est que n'importe qui du collectif, n'importe qui qui est sur le cercle des citoyens, peut venir au centre et dire un JE qui est un NOUS; c'est la même chose pour la communauté des savants, mais bien entendu, les conditions d'exclusion ne sont pas du tout les mêmes, mais la forme du dispositif reste similaire.
Richard Pinhas : Je veux bien, si en même temps tu dis que, par exemple, le discours de l'hystérique dans ses rapports au discours du capital, puisque c'est le contraignant principal, c'est un autre discours au sens fort. Le "ça ne marche pas" de l'hystérique, le JE de l'hystérique sera un JE de l'énonciation et non pas un JE de l'énoncé, c'est à dire l'émergence d'une autre figure de désir que celle du dispositif dominant.
Jean François Lyotard : Ce qui est génial dans le capital, c'est qu'il pourra aussi brancher l'hystérique, il rendra échangeable l'hystérique dans sa singularité.
Richard Pinhas : Je crois qu'il faut faire attention quand tu emploies ce terme d'exclusion. Effectivement, il y a d'abord de l'exclusion, avec le capitalisme on ne peut pas dire qu'il n'y a plus d'exclusion, mais qu'il y a un seuil d'abord d'exclusion, et qu'il y a en même temps un pouvoir infini de récupération, parce que cette exclusion existe encore dans ce qu'on pourrait essayer de thématiser comme irrécupérable, pas n'importe quel schizo, mais le type qui ne parle plus, qui ne bouge plus. Celui-là est absolument irrécupérable. Evidemment, en général, un hystérique ou un schizo ça peut être, d'une manière ou d'une autre, récupéré, sauf au-delà peut-être d'un certain seuil, où je ne vois plus du tout comment on pourrait le récupérer. A partir du moment où on est dans le silence, c'est fini, on ne récupère plus personne, c'est de l'anti-valeur, de l'anti-production sociale. Par récupération, je veux uniquement indiquer la réintégration dans le cycle de la valeur ... Longue discussion sur les maths, l'exclusion et l'hystérique, inaudible.
Intervention : Quel est le critère de l'hystérique ?
Jean François Lyotard : Justement le blocage de l'utérus, l'exclusion de l'utérus, i.e. le fait que la femme ne dispose justement pas de la "totalité", de tous les organes susceptibles de jouissance à la surface de l'immense corps, une interminable bande de Moebius non refermée sur elle-même; ça veut dire que dans le cas de l'hystérique, il y a une masse extraordinaire de trucs qui sont bloqués, qui sont exclus ... il n'y a pas de balayage préalable ... en mathématiques, tu as ce balayage qui est la mise en comparaison de plusieurs possibilités ... ton zéro, ça veut dire que tout le travail est référencié à un zéro qui est l'endroit à partir duquel je vais pouvoir peser les possibilités alors que l'hystérique est bloqué dans la singularité de son truc et elle n'est absolument pas susceptible de peser, de choisir; le travail de la cure c'est justement de la rendre capable de peser, de la ramener au zéro pour pouvoir lui donner à peser le poids de sa compulsion. Le travail que tu fais en maths, comme dans n'importe quel discours de science, est foncièrement un travail instancié sur le zéro de la pesée.
Intervention : Pourquoi est-ce que le manque serait plus définitif dans le cas de quelqu'un qui a une crise d'hystérie que dans le cas des mathématiques où il y a une hystérie constamment suscitée et où il y a constamment reproduction de l'instance zéro.
Jean François Lyotard : La différence est énorme, parce que dans le cas du discours de science, comme dans le cas du capital, ce zéro capitalise, c'est à dire qu'il est une permanence qui va se retrouver à travers tous les énoncés. C'est vraiment l'instance vide de la capitalisation. Ce sujet en un sens, n'existe pas, c'est seulement le producteur de l'énoncé, mais producteur c'est encore une image; je crois qu'il va falloir laisser tomber la catégorie de production. Dans ce cas précis, il n'y a pas de production, il y a des énoncés et ils sont instanciés, rabattus sur une espèce de mémoire parce que ce zéro est une mémoire. Dans le cas de l'hystérie, il n'y a pas d'instanciation. Dora ne peut pas instancier son mal à la gorge sur une instance zéro en disant : vous voyez, c'est moi qui ait mal à la gorge, et ce mal à la gorge, c'est un énoncé que je produis. ... Si Dora passe pour malade, c'est parce que le rabattement du secteur de son corps qui est bloqué ne peut pas se faire sur ce zéro ...
Richard Pinhas : Pour reprendre ce qui a été dit : l'hystérie, ce n'est pas une extériorité par rapport au système; dans l'espèce de topologie de l'hystérie qu'on a essayé de dégager ces derniers temps, ce n'est pas du tout une extériorité, c'est bien par rapport au système qu'elle se définit et s'il y a une forme contraignante qui fait que le mec soit hystérique, je crois que c'est vraiment le refoulement molaire, un refoulement qui s'effectue sur la position libidinale du bonhomme. La force contraignante n'est pas du tout extérieure.
Jean François Lyotard : On a sur le corps de Dora une zone opaque où ça ne circule pas. Alors effectivement, ça produit, au niveau des rapports avec les gens, à la surface, ça produit des effets réputés perturbants, et on appelle ça une maladie; alors il faut la soigner et Freud, là, dit : zéro. Le problème c'est d'instancier le bazar sur le zéro, et le zéro c'est le discours, c'est la monnaie du discours. Il faut que vous débarquiez avec vos fantasmes et il faut que ces fantasmes soient transformés en mots, et que ces mots repassent dans l'échangeabilité. On a là la rencontre exemplaire entre un dispositif sur un bout de corps libidinal qui est précisément le corps de Dora, un dispositif qui est l'opacité, une certaine instanciation de l'opacité, rencontre ce bout de corps opaque, Dora avec sa toux nerveuse et son asthme rencontre Freud qui est l'autre opacité, celle du discours de savoir. Et là, je vois bien que ce qui, du point de vue du discours de savoir dans son opacité, manque à l'opacité de Dora, c'est la possibilité d'instancier sur le zéro, i.e. la possibilité d'échanger sa jouissance, qui est la jouissance hystérique proprement dite, laquelle jouissance est précisément liée à des stases et à des blocages dans la circulation des pulsions sur son corps, et bien c'est l'impossibilité pour Dora d'échanger ça contre autre chose, contre n'importe quoi. Freud veut rendre le truc échangeable. A certains égards, on s'aperçoit que l'hystérique résiste de façon extraordinaire. On voit là très bien qu'un type d'instanciation sur le corps ne se laisse pas mettre en comparaison, i.e. il n'admet pas de s'échanger contre des mots, donc ne joue pas le jeu de l'échange, ne se laisse pas évaluer en termes de valeur d'échange, c'est à dire s'estime "hors de prix", pour reprendre le mot de Klossowski. Le vrai silence, c'est ça, la non échangeabilité; et en ce sens, il est clair que n'importe quel dispositif pulsionnel, la science comprise qui parle tout le temps, est évidemment un dispositif profondément silencieux au sens où, justement - et c'est comme quoi ça caractérise la jouissance -, il ne peut pas s'échanger à un premier niveau, on peut décrire ça comme ça.
Quand on dit que la maladie, c'est déjà à certains égards, la guérison, qu'est-ce que ça veut dire en termes d'économie libidinale ?
Si on prend cette grande bande qui est faite de petites parties, de surfaces érectiles, susceptibles en somme d'amasser de l'énergie, et de la lâcher, c'est ça la jouissance, alors ça peut être n'importe quel organe. Si effectivement, la jouissance est instanciée d'une façon totalement exclusive sur telle ou telle partie, ou tel ou tel groupe de ces particules érectiles, à la limite, ça veut dire que elle capte toute l'énergie, et à la limite, ça veut dire que ça entraîne forcément la mort de ce qu'on appelle le corps organique; c'est pourquoi, comme le dit Freud - là dessus je suis freudien de 1920 à fond -, il n'y a pas d'instanciation de la jouissance dans sa singularité qui ne comporte la mort comme chose impliquée nécessairement. Dans le cas de Dora, elle va accepter un peu d'échange pour ne pas crever; donc il va y avoir des déplacements, il va y avoir d'autres zones érectiles qui vont se trouver investies de façon que elle, n'en crève pas. Dans cette grande bande, des organes réputés nécessaires à la conservation du corps seront investis quand même, mais d'une façon ambivalente : il n'y a qu'à regarder ce qui se passe pour sa respiration, de l'asthme c'est investi, elle va se mettre à jouir là aussi, mais en même temps, elle risque d'y crever (asphyxie). C'est vrai qu'on peut toujours décrire ça comme guérison, pas comme guérison, mais comme premier marchandage, première acceptation d'une estimation respective des intérêts. Le premier travail sera finaliste. Si je m'en tenais à la forme initiale de la maladie, je ferai du +10 de jouissance, mais ça ne me fera faire du 0 de survie, alors je me contente de +5. Je crois que c'est comme ça qu'il faut le décrire en termes énergétiques et ça nous renvoit à une première instance zéro qui est l'instance du corps organique, car le corps organique c'est une instance zéro du point de vue libidinal, mais l'autre instance, celle du discours de science, celle du discours de l'échangeabilité, elle n'est pas atteinte. On n'est pas totalement dans le silence du corps, mais on est dans le silence social.
Intervention : inaudible à cause d'une dénommée Aurore.
Richard Pinhas : Si on garde l'hypothèse qu'on avait essayé de mettre sur pieds quand on avait travaillé sur Klossowski de cette espèce de perception après-coup des mouvements impulsionnels, je crois que la maladie - enfin le symptôme, parce qu'en fait, il n'y a "maladie" que lorsqu'il y a symptôme -, si on garde cette perspective de l'après-coup ...
Intervention : Le symptôme ce serait comme une monnaie d'échange ...
Jean François Lyotard : Ce n'est pas très tentant, mais plutôt il s'agirait de trouver à vendre. Il n'y a pas trop de monnaie, il y a trop d'énergie à un endroit et elle n'est pas débloquable, il y a stockage et il faut absolument trouver acheteur. Le symptôme consiste effectivement à convertir une partie de cette énergie en monnaie, soit encore réputée normale, soit a fortiori en langage. Dans le symptôme, ce qui va être échangé sous la forme de la formation de compromis, c'est quelque chose qui est en soit n'est pas destiné à l'échange, quelque chose qui est comme la jouissance, c'est à dire absolument non destinée à l'échange. Là-dessus il faut prendre Sade très au sérieux; il dit clairement que dans la jouissance, il n'y a pas d'échange. La formation de compromis c'est déjà le monnayage de la jouissance, c'est le passage à une économie politique.
... il y a un texte des nouvelles conférences où Freud dit que l'inconscient c'est comme une marmite, marmite-chaos, c'est de la pulsion à l'état brut, c'est toujours ça ses métaphores géologiques. On a le ça qui est un truc non instancié et on voyait très bien dans ce texte de Freud que, malgré lui, le travail de l'analyse est précisément un travail d'instanciation. Ces instanciations qui ont lieu dans l'analyse sont des instanciations dans un temps du discours, c'est JE et TU, i.e. moi l'analysant et toi l'analyste, nous parlons en ce moment et nous allons parler d'instants passés, on est en train d'étaler ce qui est entièrement contemporain de soi-même pour Freud : concevoir tout ce jeu de pulsions comme vraiment contemporain de lui-même à chaque instant; il s'agit de l'étaler, de le distribuer en diachronie et il y a une instanciation par les stades qui est une instanciation théorique et il y a une instanciation liée à la relation analytique proprement dite par la recherche des souvenirs-écrans, etc. On rabat tout le truc sur une temporalité qui est secondaire. En revanche, on avait tout à l'heure parlé d'instanciation sur le corps libidinal comme dans le cas de l'hystérie, je crois qu'on a à faire à des blocages, à des instanciations de la jouissance et non pas du discours, de ce qu'il y a à monnayer, et non pas de ce qui monnaie; il y a des instanciations que je dirais fortuites : c'est le hasard. Il faut aussi foutre en l'air ce fantasme qui nous guette tous, qui est le fantasme d'une espèce de corps libidinal qui serait vraiment balayable en tous sens, sur tous organes, d'une façon totalement indifférente par les flux du ******, comme si on était pas déjà, tout de suite, marqué. Il y a tout de suite un ou des lieux ou parties qui sont privilégiés pour ce qui est de la jouissance, ce cas d'investissement d'énergie et de décharge. En ce sens, alors effectivement, il y a une instanciation, mais elle n'est pas du tout dûe à ce qui se passe dans l'ordre conscient des relations institutionnelles, familiales ... je crois que c'est n'importe quoi. Freud s'est toujours trouvé devant ce truc là : il y a eu la scène primitive, ça ne marche pas, ça ne fait rien, c'est des fantasmes originaires; qu'est-ce que c'est que ces fantasmes originaires, on ne sait pas très bien non plus; il y a un héritage phylogénique, ce n'est pas démontable, tant pis. Il a recours à tous les trucs, et en fait, il faut être sérieux, c'est le hasard. C'est la Tuchè.
Richard Pinhas : Ce que je voulais dire tout à l'heure, quant à l'échangeabilité du symptôme, c'est que si on garde l'hypothèse de la vie impulsionnelle qui se signale - et non pas se signifie -, en après-coup par des espèces de signes indicateurs, par exemple le symptôme lui-même, qui est une position singulière appréhendable par le sujet qui pense, par le suppot-corps-organique, de ce qui se passe en deçà de lui, dans sa vie impulsionnelle. Si on garde ça, le fait que le symptôme soit automatiquement un après-coup, déjà, du libre jeu des impulsions et même si c'est un après-coup presque immédiat, c'est quand même un après-coup, un décalage, c'est un signe impulsionnel pour le sujet de la conscience, c'est déjà une modalité de communication, ne serait-ce que pour le type lui-même, qui va essayer de "comprendre" son symptôme. A ce niveau là, il n'y a pas de raison de ne pas l'étendre - bien sûr ça dépendra des particularités du cas envisagé - de la communication de l'impulsionnel au sujet pensant à celle de ce que cet individu peut faire dans le système. Ce symptôme c'est un peu ce que Nietszche disait à propos de la maladie : pour comprendre ce que c'est que la santé, que la réalité, il faut avoir été malade et avoir mis à profit cette maladie.
Jean François Lyotard : Quand tu dis qu'il n'y a aucune raison de ne pas l'étendre, que le symptôme est déjà une espèce de monnayage de la jouissance et par conséquent en continuant à monnayer, on va finir, c'est ça la question.
Richard Pinhas : La question c'est de savoir si le symptôme est "hors de prix" ou s'il a un prix.
Jean François Lyotard : C'est ça, c'est pour cela que je trouvais belle l'expression de Patrice : matraquage; ce qui est payé, c'est la jouissance, il faut que, en même temps, tu passes de ton investissement libidinal, disons archaïque - pour employer un mot détestable -, à ton symptôme, puis de ton symptôme au discours de ton symptôme dans la relation analytique; ensuite, il faut que tu déplaces simultanément, il faut que se déplace simultanément la région de la jouissance, la région où, précisément, va s'instaurer la charge et la décharge pulsionnelle; il va falloir que, à la fin, tu jouisses "autant" à dire, à te dire même à la limite, ce que c'est que tu as, que tu jouissais justement à ne pas le savoir. Autrement dit, il y a du prix à payer...
(fin de la bande).